Des tics et des tocs
Je m’appelle Frédérique et je suis pleine de tics et de tocs. Je n’ai jamais vraiment compris la différence. La seule chose que je sais, c’est que mes tics et mes tocs, mes tic-tocs, comme je les appelle, m’accompagnent partout. Depuis que j’ai 8 ans. Depuis que j’ai vieilli en une nuit. Ils sont mes amis. Mes gardes du corps. Mes bouées de sauvetage. Ils me rassurent et me font oublier. Tout oublier. Grâce à eux, je redeviens une petite fille qui voudrait que sa maman ne l’ait jamais laissée seule chez son tonton. Ce n’était pas de sa faute. Elle ne pouvait pas savoir. Elle était partie se faire opérer d’un sein dans une clinique de Strasbourg, et mon papa n’était pas là. J’avais un papa, mais il n’était jamais là, Je l’appelais mon papa pas là. D’où l’idée de mon tonton pour me garder.
Mon tonton qui, au moment d’aller me coucher, a glissé sa main dans mon pantalon et n’a plus arrêté. Il m’a dit qu’on allait prier très fort pour que ma maman ne meure pas. Que pour bien prier, on devait être très près, très proches, très serrés. Puis il a retiré mon pantalon tout en faisant chut avec sa main posée sur ma bouche afin que je ne crie pas. Je n’ai pas osé bouger puisque si je bougeais et priais mal, ma maman allait mourir. Et puis c’était mon tonton quand même. Le frère aîné de ma maman. Celui qui me servait de papa quand le mien n’était pas là. Alors, comme j’aimais ma maman, même si ça ne me plaisait pas du tout, mais pas du tout, tous ces doigts de tonton dans ma culotte qu’il a fait glisser le long de mes jambes jusqu’à ce que je me retrouve toute nue, je me suis tue. Je ne voulais pas qu’elle meure.
Soudain, mon ventre s’est fracassé. J’ai hurlé. Hurlé tellement j’ai eu mal. C’était pire que tout. Pire que lorsque je m’étais brûlée les fesses en m’essayant sur un radiateur électrique. Pire que lorsque deux filles à la récré ont enroulé la corde à sauter autour de mon cou parce que j’étais meilleure qu’elles et ont tiré chacune de leur côté. Pire que lorsque je suis tombée sur le nez à vélo. Je n’ai pas de mot pour décrire cette boule de feu qui s’est emparée de mon sexe. Mes yeux se sont embués. Toute ma vie de petite fille heureuse s’est s’écroulée. J’ai eu la sensation que tout était fini pour moi. Tout était fini. Plus jamais, je ne pourrais aller jouer avec Nathalie après l’école, plus jamais je ne rigolerais des blagues de Christophe, plus jamais je ne voudrais que mon papa pas là me prenne dans ses bras. Plus jamais. Plus jamais. Tout était fini.
Mon tonton tout entier était entré en moi. Sa chemise frottait mon visage. De plus en vite. De plus en plus douloureusement. Alors pour ne plus avoir mal et pour que ma maman ne meure pas, j’ai décidé de mourir. Du haut de mes 8 ans, de tout ce que je pouvais savoir de la mort, je suis morte. J’ai donné ma vie pour que vive ma maman. Puis je me suis envolée dans les cieux. Je me suis envolée loin de mon corps, loin de mon pantalon qui gisait au sol, loin de mon tonton qui respirait si bruyamment sur moi. Je suis morte cette nuit-là.
Aujourd’hui, j’ai 58 ans, et mon sexe est toujours mort. Je ne ressens ni douleur, ni plaisir. Je suis morte à 8 ans, mais mon tonton a continué de vivre comme si de rien n’était, à venir déjeuner tous les dimanches à la maison, a emprunté de l’argent à ma maman parce qu’il n’en avait jamais assez. Moi, avec mon corps mort, je me taisais. Il m’avait fait promettre de me taire sinon ma maman finirait sous terre mangée par les vers.
Je me souviens aussi qu’il m’a portée jusque dans la baignoire et a fait couler de l’eau sur mes jambes. Il les a nettoyées avec une éponge pleine de sang qu’il a jetée. Puis il m’a séchée et m’a embrassée sur les cheveux en me prenant la tête. Je suis retournée me coucher. Je n’avais plus de larmes pour pleurer. Le lendemain, je ne suis pas allée à l’école, ni le jour suivant. Tonton a été très gentil avec moi, il m’a achetée du chocolat au lait avec des noisettes et une robe. Le chocolat, je l’ai vomi, et la robe, le premier jour où je l’ai portée, j’ai fait exprès de la tâcher avec de la confiture de fraises afin que ma maman comprenne que tout ce rouge à la hauteur du bas de mon ventre, ce n’était pas normal pour une petite fille. Mais elle n’a pas compris, elle m’a seulement grondée que tonton n’avait pas beaucoup d’argent et que cette robe lui avait coûtée beaucoup de sous.
Trois jours plus tard, lorsque ma maman est rentrée de l’hôpital, j’ai enfin pu retourner chez moi. Dès que j’ai passé le pas de la porte avec mon secret que je devais porter toute ma vie, une voix est descendue du ciel, la voix d’un ange, une voix venue me sauver. Elle m’a dit de toucher le mur. Cinq fois. Que si je touchais le mur cinq fois de suite et le plus souvent possible avec le grand doigt du milieu de ma main droite, plus jamais, mais plus jamais, ma maman ne retomberait malade, et plus jamais mon tonton ne retirerait mon pantalon.
Le lendemain matin, alors que je n’arrivais pas à avaler mon bol de chocolat chaud que ma maman m’avait préparée en raison du chocolat au lait avec des noisettes que mon tonton m’avait offert et que j’avais vomi, la voix est redescendue du ciel. Elle m’a dit de continuer de toucher le mur avec mon doigt et de toucher aussi mon nez avec ma lèvre supérieure et de le faire toujours cinq fois de suite. Je lui ai obéi. Elle a ajouté que cela me protégerait de mon tonton et de tous les garçons qui voudront retirer mon pantalon.
Dès que j’ai senti le velouté de ma lèvre supérieure toucher le bout de mon nez, j’ai éprouvé une douceur dans mon coeur. Un bonheur s’est emparé de mon cerveau. Un soulagement délicat comme un soupir m’a plongée dans un état de félicité comme lorsque je me réfugiais dans les bras de ma maman. J’ai même eu faim. C’était extraordinaire. C’était délicieux. C’était unique. Pendant une seconde, j’ai oublié les doigts de tonton. J’ai oublié mon pantalon mort sur le plancher. J’ai oublié ma douleur qui a fracassé mon zizi. Je n’ai jamais eu de zizi, les zizis c’est pour les garçons, mais ma maman qui a été élevée avec des garçons dont tonton a toujours appelé ça zizi. Alors je fais pareil, je dis zizi. Plus je touchais mon nez avec ma lèvre supérieure, plus je me sentais moins mourir.
Je suis alors partie à l’école en n’arrêtant pas de toucher le bout de mon nez avec ma lèvre supérieure et tous les murs ou grilles de maison ou poteaux de signalisation avec mon majeur. C’était bon. C’était bien. C’était mieux qu’une amie. En chemin, la voix venue du ciel, une voix qui n’était ni féminine, ni masculine, juste une voix divine à la sonorité encourageante qui me donnait confiance, m’a proposé un nouveau marché : en plus de toucher les murs avec mon majeur et le bout de mon nez avec ma mère supérieure, je devais aussi toucher le bout de mon pied droit avec ma main droite. Elle a ajouté que je pouvais le faire de deux manières différentes : soit je soulevais ma jambe droite vers l’arrière et je me penchais légèrement afin que ma main droite puisse toucher le bout de mon pied, soit je me baissais au sol pour le toucher. Elle me laissait le choix, mais il fallait que je le fasse toujours cinq fois de suite. Ça m’a plu d’avoir le choix. J’ai également choisi de ne plus jamais aller chez tonton, je me suis dit en arrivant à l’école. J’ai fait ça jusqu’à mes 17 ans. Les murs, le nez, mon pied, le sol, je n’arrêtais pas. Je trouvais toujours un prétexte, une excuse, si j’étais accompagnée. Oh j’ai perdu un bout de papier, je dois le ramasser. Oh ce mur a une drôle de consistance. Oh j’aime bien faire des grimaces, celle-là, c’est ma préférée.
À 17 ans, j’ai alors demandé à la voix divine et protectrice si je pouvais arrêter de toucher mon nez avec ma lèvre supérieure et de toucher mon pied avec ma main. Elle m’a répondu oui, mais qu’à la place, je devais tout en gardant la tête droite, tourner mes yeux le plus possible vers la droite. Et le plus souvent possible et toujours cinq fois de suite. Ça et toucher les murs sont restés ma protection. Plus tard, j’ai appris que cinq était mon chiffre de vie que j’ai obtenu en additionnant le jour, le mois et mon année de naissance. La voix du ciel était donc vraiment divine pour l'avoir su avant moi. La même voix qui guide mes sculptures aujourd’hui.
Aujourd’hui, j’ai 58 ans, je sculpte, je suis heureuse, j’ai mes périodes d’angoisse et de doutes, mon sexe est toujours mort au plaisir, et j’ai encore mes tics et mes tocs, mes tics-tocs, comme je dis en riant à mon compagnon quand il me voit toucher cinq fois le mur de notre maison lorsque je pars à mon atelier le matin. Je n’ai pas fait d’enfant afin qu’il n’ait jamais à croiser la route d’un tonton si je devais aller à l’hôpital. Je déteste le chocolat au lait avec des noisettes, et je n’ose pas refaire le geste de toucher le bout de mon nez avec ma lèvre supérieure tellement j’ai peur de reprendre gout à cet état de sérénité et de douceur qu’il me procurait. C’était même plus qu’un état de sérénité et de douceur, c’était un plaisir. Un véritable plaisir. Un plaisir rien qu’à moi. Un plaisir que je n’avais pas à donner, ni à partager. Un plaisir intime entre ma douleur et moi. Comme une jouissance. Ma jouissance. Si je recommençais ne serait-ce qu’une fois, je sais que je n’arrêterais plus jamais tellement c’était bon.
J’ai 58 ans et je vis avec mes tics et mes tocs, mes tic-tocs, qui sont toujours mes amis, ma protection, ma superstition. Parfois, j’essaye de les arrêter. Mais c’est impossible. Je n’y arrive pas. Mais ils ne m’empêchent pas de vivre. Bien au contraire, ils m’aident, ils me soutiennent, ils me comprennent. Ils sont les seuls à savoir pour tonton. Ma maman est morte l’année dernière. Je ne lui ai jamais rien dit. J’attends que tonton meurt pour en parler, pour raconter, pour l’accuser. Tant qu’il est vivant, j’ai trop peur. Ce jour-là, peut-être que je me mettrai enfin à renaître.
Sylvie Bourgeois Harel
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