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Sylvie Bourgeois Harel - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Golfe de Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois Harel - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Golfe de Saint-Tropez

L'Architecte

"Le jour où mon père m’a expliqué que son métier consistait à faire sortir de terre de la beauté dans laquelle les hommes allaient habiter, il est devenu mon héros. Je me suis senti être un prince. Un prince né d’un architecte qui conduisait une Triumph et d’une sirène qui nageait avec les dauphins. J’avais 8 ans et j’ai juré de lui ressembler. J’ai aussitôt couru chez Rebecca, ma fiancée, pour lui annoncer que, quand je serai grand, je l’épouserai et deviendrai architecte afin de lui dessiner la plus belle des maisons.

Mais quinze ans plus tard, lorsque je lui ai montré les plans de notre future habitation, Rebecca m’a quitté sur le champ. Elle m’aimait, mais ne pouvait pas concevoir d’habiter dans un camion. J’ai eu beau lui expliquer qu’il me fallait voyager pour comprendre le monde et concevoir l’architecture de demain, Rebecca n’a pas voulu revenir sur sa décision. J’ai alors argumenté que la planète était trop grande pour que je dorme chaque soir au même endroit. Que la possession d’une maison signerait la fin de mon imagination. Que l’habitation idéale, il me fallait la fantasmer pour arriver à la créer. Que mon âme de nomade avait besoin de cette forme d’indépendance pour réussir à inventer une architecture novatrice.

— Et puis, il ne faut pas exagérer, Rebecca, j’ai ajouté, mon camion qui sera autant notre nid d’amour que mon atelier, merde, est vachement beau, regarde, rouge et immense comme ceux qui transportent les Formules 1, avec dessiné dessus un oiseau, un oiseau doré pour signifier mon besoin de liberté.                                                                                                                   — Oui, je le vois gros comme une maison, ton besoin de liberté, m’a répondu Rebecca, en tout cas, ne compte pas sur moi pour t’attendre le jour où, comme ton oiseau doré, tu voudras t’envoler de notre nid d’amour. Sincèrement, je préfère m’envoler avant toi, je te dis adieu, adieu André. 

Quand Rebecca m’a quitté, je me suis effondré. Je ne voulais plus construire, mais détruire. J’ai acheté un sifflet pour raconter mon désespoir aux dauphins et je suis parti voguer en mer. Pour ne pas couler, je me suis mis à baiser dans chaque port où j’amarrais mon voilier. À baiser les sirènes du monde entier et aussi celles de Besançon et de Monaco. J’étais assez efficace. Je les séduisais non pas pour moi, mais pour elles. Pour qu’elles croient à l’amour, pour qu’elles sachent qu’elles n’avaient qu’à dire oui pour tout obtenir, non pas de moi, non pas des autres hommes, mais d’elles et de la vie.

J’aimais la vie et le monde aussi, mais le monde était grand. Alors entre deux océans, j’ai créé les Cabines-Dodo, des petites chambres d’hôtel à installer partout dans les rues. Des petites chambres où j’aurais pu recevoir mes sirènes le temps de leur dire que je les aimais. Et c’est vrai, je les aimais le temps de l’amour qu’elles m’offraient. Avec mon concept du dodo pas cher, je revendiquais le droit au plaisir partout et pour tous. J’étais un prince. Le prince d’un monde que je venais de construire. Le prince de la concrétisation de la construction de mon architecture libidinale. 

Pendant ce temps, ma mère me tannait pour que j’achète un appartement. Je lui répondais que je ne voyais pas comment elle voulait que je devienne un architecte célèbre si son ambition était que j’habite dans un studio.

— Maman, je lui disais, pour concevoir grand, ma vie doit être immense. Ma maison, maman, c’est le monde. Tu comprends ? En n’ayant rien, tout m’appartient. Tu vois, maman ?

Elle voyait surtout que j’avais 30 ans et que je vivais toujours chez mes parents.

— D’accord, maman, je lui ai répondu, je vais installer un container au fond de ton jardin, et j’irai vivre dedans. Après tout, c’est le rêve de chaque architecte de savoir recréer de la simplicité. Le Corbusier a bien construit une cabane d’une seule pièce au Cap-Martin avec vue sur la mer, et bien, mon container sera au Cap-d’Ail avec vue sur ma mère. 

Ma mère m’a répondu qu’elle avait surtout peur que je n’arrive jamais à gagner suffisamment d’argent pour être indépendant.

— Aie confiance, ma petite maman, je lui ai dit, ne t’inquiète pas, tu verras, un jour, lorsque mes Cabines-Dodo seront vendues dans le monde entier, je deviendrai un architecte milliardaire, et un architecte entouré de millions de Rebecca. Vois-tu, maman, il y a trop de fesses, trop de seins, trop de sexes où je veux habiter pour me limiter à une seule fiancée. Chaque fille, vois-tu, maman, est comme une maison dans laquelle je peux travailler. J’y entre par son petit trou, je réfléchis entre ses reins, je dessine sur ses fesses, je construis entre ses cuisses et pour finir, je nidifie son sexe. L’homme, vois-tu maman, n’a rien inventé de mieux que le corps de la femme comme habitation. C’est la maison idéale. 

Ma mère m’a répondu que je devais avoir une sacrée envie de retourner vivre dans son ventre pour parler ainsi, et que si j’aimais autant naviguer, c’était certainement à cause du roulis des vagues qui devait me rappeler son mouvement fœtal.

Pour lui prouver qu’elle avait raison, je suis reparti voguer en mer. Mais au bout de deux années de liberté, entouré de milliers d’oiseaux dorés, mon voilier a coulé. J’ai été sauvé par des dauphins qui m’ont emmené sur une île où une civilisation inconnue de naufragés au cœur brisé habitait, cachée sous les cocotiers et les abricotiers. Pour les remercier de m’accueillir, je leur ai dessiné une cité idéale que nous avons commencée à construire tous ensemble. Mais, un jour, mes parents m’ont manqué, je suis alors rentré. En arrivant à la maison, je me suis empressé de dire à ma mère qu’elle sera fière d’apprendre que dans neuf mois, un enfant de moi naîtra dans chacune des maisons que j’avais créées.

— Le rêve suprême de l’architecte, maman, je lui ai dit en l’embrassant tendrement, concevoir l’habitat en même temps que l’habitant.

Mais ma mère n’avait plus la capacité de se réjouir de toute cette descendance non désirée, en effet, pendant mon absence, mon père avait eu un accident cérébral. Dorénavant, mon héros était paralysé et ne pouvait plus parler. Pour essayer de le sauver du mutisme dans lequel il était enfermé, j’ai arrêté les dauphins et je me suis remis au dessin. Mais ça n’a pas suffi, un soir, à minuit, il est mort d’une crise d’épilepsie dans les bras du docteur qui essayait de le réanimer. Ma mère, ruinée, fut obligée de vendre la maison et de partir vivre au bord de la mer chez ma petite sœur, amoureuse d’un poulpe.

N’ayant plus de chez-moi chez ma maman, je suis devenu le prince du chez-moi chez les autres. La nuit, rassuré par les atmosphères familiales que je n’avais pas à supporter, je m’endormais en rêvant à mon camion magique. Le matin, je prenais la Triumph de mon papa et mes larmes roulaient. Mes larmes roulaient pour aller là où je n’étais pas, là où la vie serait plus belle parce que j’aurais le plaisir de la découvrir. En roulant, je redessinais la France. Un monde de mutants du bonheur prenait forme sous mes roues qui, chaque jour, avalaient des kilomètres d’utopie. 

Comme ma maman m’avait appris à être autonome, j’avais toujours un slip propre dans ma mallette d’architecte. Les filles aiment bien les garçons soignés. C’est vrai, le mec qui a un slip de rechange avec lui, il marque des points, tout de suite, elles t’apprécient différemment. Puis quand j’en ai eu marre de me balader avec plein de sacs de slips sales, j’ai fait installer une machine à laver le linge dans le coffre de ma voiture. J’ai aussi inventé un tissu infroissable qui sèche rapidement afin d’être toujours impeccable. Avec, je me suis cousu une combinaison de super-héros, comme celle de Spider-Man, sauf que mon héros à moi, c’était mon papa. J’ai alors cousu un grand A sur ma poitrine, comme ça toutes les sirènes qui m’accueillaient dans leur maison sous l’eau savaient que j’étais un dauphin-architecte qui sautait de lit en lit, elles ne m’en voulaient pas lorsque je les quittais au petit matin pour remonter à la surface de mon chagrin. 

Mais un jour, ma maman est morte du cancer d’avoir tout perdu dans les bras de ma petite sœur qui venait de quitter son poulpe pour un poisson. J’ai crié. Crié très fort. Crié très fort tellement j’avais mal. Crié que je n’avais plus de repères. Pour ne pas être perdu, je me suis alors remis à rouler. À rouler encore plus vite. Partout et aussi dans ma tête. Surtout dans ma tête. C’est là que je roulais le plus vite. Je voyais même des dauphins qui vivaient dans des maisons sous-marines posées au bord des routes. Plus je roulais, plus j’en voyais.

Pour ne plus les voir, je me suis alors trouvé un container sur le port de Marseille, le même que j’avais installé dans le jardin de mes parents. Je me suis couché dedans en position fœtale. Je me suis fait tout petit pour pouvoir rentrer dans le ventre de ma maman. Je l’ai meublé d’un matelas et d’une caisse de vodka. C’était la cata. Plus aucune idée ne sortait de mes mains et mes crayons tombaient de ma tête. J’ai quand même réussi à dessiner une maison qu’on aurait dit un cul et deux chalets, des nichons.

Arrivé à ce stade de création, un vétérinaire spécialisé en animaux sous-marins décida de mettre au repos forcé mon cerveau cassé qui roulait beaucoup trop vite. À l’hôpital des cinglés où avait séjourné quelques années plus tôt l’un de mes frères, le prince O, après qu’il ait voulu récupérer une villa qu’avait donnée notre grand-père à sa maîtresse, Ferdinand avait d’ailleurs raison, sans la générosité de notre grand-père idiot, nous aurions pu y habiter tous les deux, j’ai dit au vétérinaire-psychiatre que j’avais 50 ans, que je ne comprenais pas ce que je faisais dans sa maison remplie de demeurés qui passaient leurs journées à se gratter les pieds, et que j’avais toujours vécu en bon viking, en bon viking qui ne connaissait pas la peur et qui rêvait de grandeur. 

— Mais là, tout viking que vous êtes, m’a dit le docteur, vous ne pouvez plus avancer. Je vous ai diagnostiqué, vous êtes un artiste qui souffrez d’optimisme obsessionnel frôlant l’hystérie, cela vous a mené à la dépression et la bipolarité.                                                                         — Ben oui, je lui ai répondu, j’ai toujours cru que j’étais heureux. Que voulez-vous, je suis un prince jouisseur pourvu de priapisme créatif dont chaque érection est une création. D’ailleurs, à force d’éjaculer des idées, j’ai l’idée de créer sur Internet un site pour protéger mes idées. Et je dois vous avouer, docteur, que je n’ai jamais su parler d’argent, au grand dam de mes parents que je n’ai pas pu sauver de leur naufrage financier. C’est bien simple, mes clients ont toujours cru que sur mon front, il y avait écrit couillon qui ne travaille que pour créer de la beauté, ils en profitaient pour ne pas me payer.

Le médecin des princes demeurés m’a pris par le bras et m’a dit de lutter. Il ne s’en rendait pas compte, mais je luttais. À ma manière. En nageant. En pleurant. En pleurant ma maman. En pleurant mon papa. En pleurant mon héros.

— Voilà, docteur, je suis un dauphin-architecte qui plonge dans ses larmes pour se cacher d’avoir tout raté. Je souffre aussi à mes souvenirs que je ne peux pas changer, et mes regrets me font terriblement mal, je suis foutu, foutu, je veux me noyer.

Au bout de six mois, le médecin m’a annoncé que je pouvais partir. J’étais content de pouvoir enfin rentrer chez moi. En voyant mon container qui m’attendait sur le port de Marseille, j’ai eu un pincement au cœur. Le docteur m’avait recommandé, en faisant la comparaison entre la structure de mon psychisme et celle d’une maison, de me structurer. Sinon à l’instar d’une habitation qui n’aurait pas d’ossature, je m’effondrerai à nouveau. Pour écouter le docteur, j’ai décidé de me structurer dans mon container. Le matelas avait un peu pourri, mais pas la vodka. Sauf que la vodka, je n’y avais plus droit.

Alors j’ai pris mes médicaments et je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, j’étais flottant. Mais ça, le docteur m’avait dit que ce serait normal de me sentir un peu flottant les premiers temps. Quand je me suis levé pour aller pisser, j’ai flotté encore plus comme si le sol s’était envolé. Puis quand j’ai ouvert la porte, j’ai vu le ciel. Et la mer. Le ciel et la mer. Mais pas le port. Je ne le voyais plus, le port. Je voyais juste des containers assez similaires au mien. Il y en avait plein, comme si nous avions été des centaines à avoir eu la même idée de nous structurer dans des containers. J’ai crié papa, maman, mais personne ne m’a répondu.

Voilà, moi qui venais enfin d’être d’accord pour avoir une vie structurée, pendant la nuit, mon container s’était fait embarquer sur un cargo, et malgré moi, je me suis retrouvé à voguer sur les flots vers ma cité idéale.”

Sylvie Bourgeois Harel

 

L'Architecte fait partie des 19 nouvelles de mon recueil On oublie toujours quelque chose. Si vous désirez le commander, vous pouvez m'envoyer un mail à : slvbourgeois@wanadoo.fr.

Sylvie Bourgeois Harel - Lily of the Valley - La Croix-Valmer

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Sylvie Bourgeois Harel - Saint-Tropez - La Ponche

Sylvie Bourgeois Harel - Saint-Tropez - La Ponche

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ON OUBLIE TOUJOURS QUELQUE CHOSE - Sylvie Bourgeois Harel

ON OUBLIE TOUJOURS QUELQUE CHOSE - Sylvie Bourgeois Harel

« Lorsque j’écris une nouvelle, un style littéraire qui me convient parfaitement, je suis aussi concentrée que si je tirais à l’arc afin que ma flèche atteigne avec une rapidité fulgurante mon but : le cœur.C’est d’ailleurs de là d’où je pars. Le cœur. Je suis au cœur du cyclone, de la tempête que traversent mes personnages. Je suis au cœur de l’intime. Plus rien d’autre ne compte. Que l’intime et l’émotion. Je retire les descriptions et les mots inutiles. Je vais à l’essentiel. Je suis dans une urgence absolue. Je prends alors une longue et profonde inspiration, comme lorsque je plonge en apnée dans la mer. Et je remonte à la surface écrire, guidée uniquement par l’émotion et la musique de mes mots. Voilà, c’est exactement cela. Je travaille mon style tel une partition de musique. »

Après En attendant que les beaux jours reviennent, publié aux éditions les Escales, en poche chez Pocket, chez Piper en Allemagne, ou ma série des Sophie, Sophie à Cannes, Sophie au Flore…, commencée chez Flammarion, ou encore Brèves enfances aux éditions Au diable vauvert, j’ai choisi, pour mon dixième livre, de revenir avec un nouveau recueil de nouvelles, le deuxième que j’écris, un genre que j’adore.

Et qu’adore aussi ma meilleure amie d’enfance, Nathalie, que j’aime et qui m’aime depuis que nos deux mamans se sont rencontrées lorsque nous avions un an. Nous habitions la même maison à Besançon, sa famille au premier étage, la mienne au rez-de-chaussée. Nous ne nous sommes jamais quittées et encore moins fâchées. Jamais. C’est un amour pur. Inconditionnel. La plus belle déclaration d’amour que Nathalie m’ait faite, c’était il y a deux ans, un matin, elle m’a téléphoné en larmes me disant qu’elle avait fait un cauchemar, je ne respirais plus.

Tout ça pour vous dire que je dédie mon recueil à Nathalie qui n’arrive pas à lire des livres car elle s’endort toujours à la dixième page. Ouf, mes nouvelles ne dépassent jamais les huit à neuf pages ! D’ailleurs beaucoup de mes lecteurs sont comme ma Nathalie chérie qui aime lire une de mes courtes mais intenses histoires avant de partir dans les bras de Morphée.

Mon recueil On oublie toujours quelque chose comporte 19 nouvelles. De Schizofamily à L’Architecte en passant par Je suis bien chez toi ou John et Johnny, je les ai toutes écrites au “je’. En effet, la première question que je me pose dès que je commence un texte est de décider si j’emploie le “je”, ou la 3ème personne du singulier. Le “je” me permet d’être au coeur de mon sujet. Ce “je” est parfois la voix d’un homme perdu, d’un petit garçon malheureux, d’un architecte qui souffre d’un optimisme obsessionnel, d’un fantôme, d’une femme exaltée…

Tous mes personnages sont drôles, émouvants, étonnants et ont, en commun, un besoin effréné d’amour, et aussi beaucoup d’amour à offrir, d’amour à partager ainsi qu'une tonne d’incompréhension et de questionnements…

L’amour est mon terreau d’inspiration. L’amour, la beauté, la nature, la pensée, le rire, l’humour… Ça occupe mes journées. Voilà mon rythme, j’écris, je dessine, je lis puis je vais marcher une heure et nager dans la mer méditerranée qui m’a vue naître et que j’adore !

Sylvie Bourgeois Harel

VOUS POUVEZ AUSSI LE COMMANDER EN M'ENVOYANT UN MESSAGE SUR MON ADRESSE MAIL : slvbourgeois@wanadoo.fr

ON OUBLIE TOUJOURS QUELQUE CHOSE, recueil de nouvelle de Sylvie Bourgeois Harel
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J’ai été élevée au milieu de garçons. Mes seules références féminines étaient ma mère qui ne travaillait pas, ma grand-mère morte lorsque j’avais 9 ans, et ma meilleure amie de mon âge. Mais j’observais. J’observais l’évolution de Marie, la secrétaire célibataire de mon père, qui portaient des mini-jupes de plus en plus courtes avec des manteaux maxi de plus en plus longs. Amoureuse de Barret, le dessinateur de l’atelier d’architecture et de publicité de mon père, elle attendait, mettant sur son nez des lunettes de plus en plus grandes, et aux pieds des talons compensés de plus en plus hauts, que le beau Barret se déclare. Mais Barret, c’est ma tante Pauline qui l’a eu, un été, où Barret et Marie avaient été invités en vacances chez mes parents dans le Sud, ma tante divorcée et prédatrice sexuelle étant notre voisine, elle n’a eu qu’à tendre la main d’autant qu’elle était la pionnière des seins nus sur la plage. Pauline était professeur de sciences naturelles et étudiait dans son lit l’anatomie masculine de chaque homme qu’elle prenait en stop dans sa 4L, de préférence des barbus qui râlaient contre la société de consommation en pleine essor.

Ma mère me répétait que je devais bien travailler à l’école afin de devenir financièrement indépendante et de ne jamais avoir besoin d’un homme pour payer mon loyer et voyager. Ma mère aimait la nature et les livres. Mais elle était constamment épuisée par l’énergie masculine de la maison pour laquelle elle devait faire à manger en permanence. Faire les courses, préparer les repas, débarrasser la table, ranger la cuisine. J’étais la dernière après trois garçons, et dès mes 6 ans, je l’aidais. À faire les courses, préparer les repas, débarrasser la table, ranger la cuisine. Je la consolais aussi quand, épuisée, elle quittait le repas en disant qu’elle avait hâte d’être dans le trou.
Madame Collaud, la boulangère chez qui j’achetais des gros pains, aussi, était toujours fatiguée, jusqu’au jour où elle est morte, un de ses fils qui était dans ma classe avait 8 ans. Dans le quartier, les femmes chuchotaient en silence que cette pauvre madame Collaud était morte de s’être fait avorter en cachette, épuisée que le boulanger la mette enceinte chaque année. La mère de ma meilleure amie est morte aussi, quelques mois plus tard, d’un cancer, tout comme ma grand-mère, mon grand-père, la dame qui organisait à la maison des réunions Tupperware, la coiffeuse qui faisait des chignons de laque, immenses, à ma mère, monsieur Royer du bureau de tabac, sa fille qui tenait le pressing, et l’épouse de notre docteur de famille. Le seul à avoir eu une rémission a été Roland, l’ami poète de mes parents obligé de cacher son homosexualité, sauf à la maison où mes parents revendiquaient la liberté et la tolérance. J’entendais ce mot, cancer, sur toutes les bouches lorsque je faisais les courses chez les commerçants où les épouses tenaient toujours la caisse, tandis que les maris servaient les clientes. Ces couples semblaient inséparables beaucoup plus que ceux qui venaient danser à la maison aux soirées que mes parents organisaient chaque mois, et où il n’était pas rare que je surprenne le mari de l’une embrasser la femme de son copain qui lui-même essayait de voler un baiser à ma mère pendant les slows où mon père mettait sur sa platine BO la chanson Sag warum qui leur donnait, à tous, l’envie de s’aimer avant qu’il ne soit trop tard. Quand mes parents invitaient à dîner des clients pour qui mon père assurait un service après-vente impeccable en couchant avec leurs épouses qui s’ennuyaient fortement dans la jolie maison qu’il venait de leur construire, les hommes fumaient cigarettes sur cigarettes, buvaient whisky sur whisky, et citaient Freud, Marcuse, et les publicités Marlboro qui les faisaient passer pour des cowboys bisontins au volant de leur BMW ou Mercedes qu’ils conduisaient à 200 à l’heure. Mon frère aîné, aussi, conduisait sa moto à 200 à l’heure, et sans casques, avant de partir au service militaire la veille de sa majorité fixée à 21 ans.
En sixième, après avoir rendu visite avec ma mère aux ouvrières de Lip qui s’était érigées en communauté autonome afin de pouvoir continuer à fabriquer et vendre des montres, malgré la fermeture de l’usine, nous avons manifesté à leurs côtés avec ma tante divorcée nymphomane venue spécialement à Besançon pour participer au mai 68 franc-comtois, et pleins d’étudiants barbus qui avaient commencé à envahir notre salon depuis que ma mère faisait des conférences au sein d’une association culturelle. Pendant qu’ils vidaient notre frigidaire et la cave de mon père, elle écoutait, en fumant alors qu’elle ne fumait jamais, leurs revendications et les aidait à synthétiser leurs convictions révolutionnaires. Afin de ne pas leur ressembler, je me suis mise à travailler à 12 ans, après l’école, de 5 à 7, j’étais boulangère, et aussi les mercredis et samedis après-midi, et le dimanche matin. Je buvais des panachés-bière avec les vendeuses pour me vieillir. Le soir, deux fois par semaine, je rejoignais des grands de 20 ans qui avaient monté une troupe de théâtre. Un étudiant barbu de ma mère, certainement pour se débarrasser de moi car je ne décollais pas du salon quand ils fumaient avec elle et buvaient les grands crus de mon père, en exposant leurs idéologies maoïstes et trotskistes, m’avait donné leurs coordonnées. J’étais arrivée en pleine séance d’improvisation. Après m’être roulée par terre en hurlant ma haine de la famille que j’exprimais à chaque repas quand mes frères envisageaient de me marier plus tard à un homme riche afin de pouvoir venir habiter chez moi, ils ont décidé de me donner le rôle d’un enfant-roi dans une pièce de Ionesco que nous avions joué au théâtre en fin d’année.
Ma mère m’a transmis le goût de la nature et des livres. Je lisais tout le temps. À 14 ans, les biographies des peintres me passionnaient, Suzanne Valadon me fascina, et les dix tomes des Histoires d’amour de l’histoire de France, écrits par Guy Breton, achevèrent mon éducation et ma compréhension du monde, le sexe et l’argent étaient les mots-clés.

*

Après la boulangerie, par souci d’indépendance, j’ai continué de travailler, je n’ai pas fait d’études, mais j’ai toujours continué de lire. Beaucoup. À 20 ans, mes auteurs préférés étaient Balzac, Guitry, Claudel, Marivaux, et aussi Freud. À l’époque, je ne savais pas que son neveu américain Edward Bernays, le père des Relations Publiques et de la propagande, s’était servi des travaux de son oncle et du Français Gustave le Bon qui avait écrit, en 1895, La psychologie des foules, pour mettre au point des méthodes de manipulation de l'opinion et d'incitation à la consommation. En 1929, ayant comme client Lucky Strike, Bernays transgressa l’interdit de la cigarette pour les femmes en créant des publicités où de jolies jeunes filles, sous le slogan les torches de la liberté, fumaient en public afin d’affirmer leur indépendance et leur émancipation.

Les débuts des années 80 marquèrent aussi un vent de panique chez les amies de ma mère, elles se mirent à parler, à revendiquer, à divorcer, à reprendre le chemin de la faculté, à entamer des études de psychologie, à suivre une analyse ou une psychothérapie, à forcer leur époux à consulter un conseiller conjugal, à boire, à fumer, à partir à la rencontre d’elles–mêmes dans des ashrams en Inde, à répondre à des annonces de rencontres amoureuses sur le Chasseur Français, à oser entrer dans une agence matrimoniale. Pendant ce temps, les filles de mon âge allaient en fac, fumaient des pétards, additionnaient les aventures, avortaient à tour de bras, un de mes frères posait une antenne sur le toit de la maison pour diffuser sa radio libre, et les garçons ne se cachaient plus pour s’embrasser en boîte de nuit, Roland, l'ami poète de mes parents, enchanté de cette nouvelle liberté, se trouvait néanmoins trop vieux pour afficher son homosexualité.
 
Pendant que François Mitterrand faisait passer une loi qui accordait les mêmes droits de protection et d'héritage aux enfants adultérins que l'on appelait dorénavant, au lieu de bâtards, enfants nés hors mariage, que les tests sanguins se perfectionnaient jusqu’à être reconnus juridiquement (en 1993) pour effectuer une recherche en paternité, que les premières Fécondation In Vitro voyaient le jour, ma mère m'annonça que j’étais un bébé Ogino, et que si la pilule ou l’avortement avaient été autorisés, je n’aurais jamais vu le jour. Elle m'expliqua qu'en 1920, une loi avait associé la contraception à l’avortement qui était considéré comme un crime (un avorteur et une avorteuse avaient été guillotinés en 1943), et qu'avant ma naissance, certaines de ses amies arrivaient à se procurer des diaphragmes ou des pilules anti-contraceptives, mais clandestinement. Elle ajouta qu'en 1956 une association, La Maternité Heureuse, donnait des conseils et des informations sur l’éducation familiale et sexuelle, suivie du Planning Familial en 1960. Ma mère m'apprit aussi que la pilule avait été autorisée qu'en 1967, que le MLF avait été créé en 1970, et que la loi Veil sur l’avortement, signée le 17 janvier 1975, autorisait également la mise à disposition des pilules pour les mineures.
 
Ma mère aimait me rappeler que le droit de vote pour les françaises n'avait été accordé qu'en 1944, qu’en 1946, le principe d’égalité absolue avait été inscrit dans la Constitution de la IVe République, qu’en 1965, les femmes mariées purent ouvrir un compte bancaire à leur nom sans l’autorisation de leur époux, qu’en 1970, l’autorité parentale remplaça la puissance paternelle. Elle était fière que mon père n’ait pas attendu 1972, où le principe du "à travail égal salaire éga"l venait d’être instauré, pour payer sa secrétaire Marie aussi bien que son dessinateur Barret (celui dont elle était secrètement amoureuse). En effet, précurseur dans sa façon de concevoir le travail qui permettait de gagner sa vie mais aussi et surtout d’être un accomplissement de l’épanouissement personnel, mon père avait toujours refusé qu’il y ait des pointeuses dans son atelier d’architecture et de publicité. Chacun de ses employés, autant les hommes que les femmes, était libre de ses horaires, responsable de sa mission, et intéressé au chiffre d’affaires. Il était le seul patron à Besançon à être aussi social et généreux.
 
Ma mère aimait aussi me raconter que le code Napoléon, en 1804, avait interdit le divorce qui pourtant avait été autorisé en 1792, et que celui-ci avait été rétabli en 1886, et que ce même code Napoléon avait interdit le port du pantalon aux femmes, excepté pour Mardi Gras où le « travestissement » était autorisé dès lors qu’il était un déguisement. Par la suite, des décrets autorisèrent les femmes, qui en faisaient la demande à la préfecture, de porter un pantalon à condition qu’elles conduisent un vélo ou montent à cheval. Georges Sand et la peintre Rosa Bonheur (première femme à avoir reçu la légion d’honneur), effectuèrent cette démarche se revendiquant du féminisme instauré par Olympe de Gouges.
 
Ma mère m’avait également confié qu'elle était ravie que mon père ait refusé de divorcer lorsqu'elle en avait fait la demande en 1969 (le divorce par consentement mutuel n'avait été instauré qu'en 1975), grâce à cela, elle avait pu continuer de vivre auprès de cet artiste drôle, beau, intelligent, talentueux, généreux, auprès duquel elle ne s’ennuyait jamais. Elle m'enseigna alors sa vision du couple qui devait évoluer dans la tolérance, la joie, la bienveillance, le pardon, le rire et surtout d'apprendre à foutre la paix à l'autre, que personne n'appartient à personne, mais qu'en revanche, l'entité "couple" est a préserver car c'est une force pour lutter contre tous les violences de la vie qui sont beaucoup plus dures que les simples déceptions ou frustrations que l'on peut rencontrer dans la vie quotidienne lorsque l'on vit à deux et en famille.
 
Quand je suis partie travailler à Paris, ma mère m’écrivit une très belle lettre sur l’amour et la tolérance, et m’engagea à lui répondre afin d’instaurer entre nous une correspondance à la manière de celle de Madame de Sévigné et de sa fille Madame de Grignan. Du haut de mes 21 ans et de mon obsession de travailler dans deux boulots à la fois afin d'’être indépendante financièrement, je n'ai pas pris le temps de lui répondre. Et j'en souffre aujourd'hui. Ce documentaire qui relate l’évolution des droits des femmes au travers du parcours d’une française qui aurait 95 ans et de sa fille, est ma réponse, bien des années plus tard, à toutes les formes d’amour et de tolérance que ma mère m’a transmises et dont, j’espère, être digne.
 
Ma mère, dont la passion était les livres et la nature, mourut à 70 ans d’un cancer généralisé sans savoir que j’étais devenue écrivain, et sans savoir non plus que j’habitais à Saint-Germain-des-Près, le quartier où elle rêvait de vivre, entouré d’artistes, les seuls êtres qui la fascinaient.
 
Ma mère est morte sans connaître non plus la loi de 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, continuité de celle de 1992 qui pénalisait les violences conjugales et le harcèlement sexuel sur le lieu du travail, ni la loi du 6 juin 2000 sur la parité, ni celle de 2012 relative au harcèlement sexuel, ni la loi de 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, ni celle de 2016 pour renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, ni le PACS, ni la PMA, ni le mariage pour tous, ni la GPA, commerciale ou altruiste, ni les termes LGBTQI+, ni le botox, ni le jeunisme. Elle n’aura pas connu non plus l’écriture inclusive qui l’aurait certainement rendue folle, elle qui aimait tellement la littérature et la pensée.
Mère et fille
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Ma nouvelle Alliata fait partie de mon nouveau recueil qui paraîtra début avril 2024.

Alliata, princesse de mes fesses
Alliata, princesse de mes fesses
Alliata, princesse de mes fesses
Alliata, princesse de mes fesses
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J’ai 12 ans. J’habite à Besançon. Je suis en 6ème à Notre-Dame. Je déteste Besançon. Je déteste Notre-Dame. Je déteste l’école. Je déteste la demi-pension. Je déteste les blouses en nylon que nous avons l’obligation de porter. Le nylon me donne des frissons. Je le dis à ma mère et lui montre les poils de mes avant-bras qui se hérissent dès que le nylon crisse. Ma mère montre mes avant-bras à la directrice afin que celle-ci lui donne l’autorisation de m’acheter une blouse en coton. Ma mère m’a inscrite à la demi-pension car je ne mange rien à la maison. À la cantine, c’est pareil, je ne mange rien, sauf qu’elle ne le voit pas. Elle me dit que c’est éreintant qu’à chaque repas je ne mange rien, d’autant que le mot anorexie n’existe pas encore. Je suis toute petite et toute maigre. Pascale Baudouin m’appelle Petit bout. Je déteste. Heureusement, je suis meilleure qu’elle au baby-foot où nous avons le droit de jouer après le déjeuner Il n’y a que le vendredi où je mange bien à la cantine car c’est le jour des frites. Frites et poisson. Je ne mange que les frites. Dès que je rentre de l’école, à 5 heures, je me prépare un goûter avec des crêpes, du chocolat chaud et des tartines de pain beurrées avec du miel ou de la confiture rouge. Encore aujourd’hui c’est mon repas préféré. J’adore. C’est d’un grand réconfort.

 

Les vacances de février arrivent. Tous les ans, mon père emmène un de mes trois frères aînés au ski pendant une semaine. C’est la tradition, une semaine entre garçons. Cette fois, ma mère exige qu’il m’emmène, moi, sa seule fille, ça vous fera du bien à tous les deux, argumente-t-elle, de passer un peu de temps ensemble, d’autant que Sylvie skie aussi bien que ses frères, ajoute-t-elle pour achever de convaincre mon père. Au moment de partir, elle me dit d’être gentille avec mon papa, qu’il m’aime et qu’il est malheureux que je ne veuille pas lui parler et encore moins l’embrasser. C’est vrai, je refuse ses baisers ou qu’il me touche l’épaule ou dans le dos comme le font les papas affectueux. Dès qu’il s’approche, je fuis. Tout le monde aime mon père à Besançon. Sauf moi. C’est ballot parce que je vis avec lui. Notre maison est toujours remplie d’amis qui l’apprécient. Où que j’aille dans les magasins, en ville, chez le médecin, on me parle de mon père qui est si formidable, si drôle, si talentueux. J’aime beaucoup recevoir tous ces compliments, d’autant que c’est vrai qu’il est rigolo, mon papa. Et talentueux. C’est lui qui dessine les plus belles maisons de la région. Je suis fière de lui mais je n’aime pas vivre avec lui au quotidien. Je l’aime de loin. Comme pour mes frères aînés, je n’aime pas vivre avec eux au quotidien. Ils ont toujours faim, font trop de bruit, ne débarrassent jamais la table, sentent parfois des pieds, et fatiguent ma mère qui, après chaque dîner, dit qu’elle a hâte d’être dans le trou.

 

Ça y est, la voiture de mon père est prête. Mon père a une Triumph blanche très belle qui ressemble à une voiture de compétition. C’est une drôle de voiture pour une famille de quatre enfants, lui a dit ma mère quand il l’a achetée. En même temps, mes frères sont déjà grands, ils ont tous des mobylettes ou des motos, et mon papa est un papa qui a besoin de liberté. Parfois, il rentre se coucher tellement tard que ma mère lui punaise son pyjama sur la porte d’entrée qu’elle ferme à clé, comme ça, il est obligé d’aller dormir à l’hôtel. Il revient tout penaud, tout gentil, le lendemain avec un bouquet de fleurs. Moi aussi, j’ai besoin de liberté. C’est ce que j’essaye d’expliquer régulièrement à la directrice de Notre-Dame quand, au lieu d’aller au lycée, je vais me promener avec Sam, mon chien de traîneau très gros très beau avec des longs poils blancs. Sam aussi, comme mon père, a besoin de liberté. La nuit, il va chasser les poules du voisin qu’il dépose le matin aux pieds de son amoureuse, la chienne labrador de notre médecin de famille. À force de les acheter pour dédommager le paysan du bout de la rue, ma mère, depuis peu, les récupère chez le médecin et les cuisine pour mes frères qui ont toujours faim. Quand il se sent trop seul, Sam vient me chercher jusque dans ma classe. Il connaît l’adresse, tous les matins, après avoir déposé sa poule chez la chienne de notre médecin, il m’accompagne à Notre-Dame. Il ouvre la porte de ma classe. Les professeurs ont peur. Il faut dire que son besoin de liberté le pousse à grogner si on lui dit de s’en aller sans moi. Je suis obligée de le ramener à la maison d’où je ne reviens jamais, trop contente de ces quelques heures de tranquillité avec ma maman qui me prépare un goûter que je partage avec Sam pour le remercier.

 

Nos skis sont sur le toit. À Noël, mes parents m’ont offert des Rossignol Roc 550. Magnifiques. Mon père a des Léo Lacroix tout neufs aussi. Je suis très fière car c’est lui qui a dessiné le logo, la typo et le design de cette marque que vient de créer son ami Léo Lacroix, un ancien champion olympique copain de Jean-Claude Killy. Et très fière aussi d’aller aux Ménuires, la station de Léo Lacroix qui nous attend. J’aime beaucoup Léo Lacroix qui est un grand et beau champion toujours souriant. J’aime beaucoup aussi la voiture de mon papa. Ça me réconcilie avec lui. C’est la seule Triumph blanche de Besançon. Et hop, on roule ! On ne parle pas beaucoup. Je ne sais pas comment lui expliquer qu’à la rentrée, je dois passer au conseil de discipline car j’ai dessiné sur un couloir du lycée : boum boum tralala l’anarchie vaincra. En même temps, ça devrait lui plaire, mon besoin de liberté, d’autant qu’il est le seul patron socialiste de Besançon où il n’y a pas d’horaires et qui donne des bonus à tous ses employés, même sa secrétaire Marie est bien payée. C’est un papa généreux et ça, ça me plait.

 

Dès que nous arrivons à l’hôtel, aux Ménuires, j’apprends que je dormirai dans la chambre des enfants de Monsieur Marguet qui est veuf, dans laquelle un troisième lit a été ajouté. C’est plus simple ainsi, argumente mon papa lorsque je lui demande comment se fait-il que tout ait été organisé dans mon dos alors que maman voulait que l’on profite de cette semaine pour mieux faire connaissance tous les deux. Bon, je file, Léo m’attend, continue-t-il en me laissant au restaurant où je commande une assiette de frites.

 

Pascale Marguet a mon âge et Christophe Marguet deux ans de plus que moi. Nous jouons aux cartes, ils me racontent Damprichard, la montagne où ils habitent, je leur explique l’anarchie que je crée à Notre-Dame. Je dors depuis un bon moment quand Christophe Marguet me réveille et me demande de le rejoindre dans son lit. J’aime l’anarchie, mais avec les garçons, j’obéis. C’est ce que m’ont appris mes trois frères aînés. À dire oui. Sinon c’est le bâton. Christophe est plutôt mignon avec ses cheveux rasés et ses yeux marrons. Il veut savoir si j’ai déjà embrassé avec la langue et avant même que je lui réponde non, il ouvre ma bouche, en me serrant les joues, et y met sa langue trempée qu’il tourne à toute vitesse, dans un sens, puis dans un autre. Mon amie d’enfance Nathalie que j’aime autant que ma maman, m’avait dit qu’elle l’avait déjà fait, et que ça lui avait plu. De mon côté, je me suis ennuyée à compter les tours que Christophe fait rapidement avec sa langue dans ma bouche qui a sommeil. Le lendemain matin, au petit-déjeuner, il veut me prendre la main et entrelacer ses doigts dans les miens comme le font les amoureux, mais je préfère tartiner mes tranches de pain avec le bon miel savoyard. Christophe insiste comme savent le faire les garçons quand le directeur de l’hôtel vient me demander où est mon papa. Je ne sais pas, je lui réponds, j’ajoute que je veux avoir une chambre pour moi toute seule, que c’est une mauvaise idée cette histoire avec les enfants Marguet, mais je m’abstiens de lui expliquer la langue de Christophe trop mouillée et trop rapide que rien que d’y penser j’ai le tournis.

 

— D’accord pour la chambre, me répond-il ennuyé, mais il faut absolument que vous trouviez votre père, c’est urgent, il a les clefs du coffre de l’hôtel, et des clients réclament leur argent.

— Mais pourquoi mon père a les clés du coffre de votre hôtel, je le questionne du haut de mes 12 ans ?

 

J’ai le droit de ne pas parler à mon papa et de lui en vouloir de ne pas avoir su me protéger, mais j’interdis à quiconque de l’embêter et encore moins de lui faire porter une responsabilité qui ne lui incombe pas.

 

— Là n’est pas le problème, ajoute le directeur, il faut que vous m’aidiez à le trouver.

— Là est tout le problème, je continue sur le même ton comme si j’avais 30 ans. Mon père n’a pas pu prendre vos clés tout seul, pourquoi les lui avez-vous données ? Et ne me dites pas qu’il a voulu mettre quelque chose dans votre coffre, c’est impossible, à la maison, rien n’est jamais fermé, et il n’y a même pas de clé à la porte d’entrée, c’est vous dire comme il aime la liberté.

 

Le directeur est alors parti dans une explication comme quoi la veille au soir, ils étaient allés dîner avec des amis, oui ça je le sais, c’est pour ça que j’ai mangé, seule, des frites et que j’ai dit oui à Christophe Marguet pour qu’il mette sa langue dans ma bouche alors que je n’en avais pas trop envie. Puis d’un air embêté, il a chuchoté dans mon oreille qu’ils avaient peut-être un peu trop bu.

 

— C’est là, je crois, que j’ai donné les clés du coffre de l’hôtel à votre papa, mais sincèrement, je ne sais plus pourquoi.

 

Mon père n’a réapparu que trois jours plus tard. Trois jours pendant lesquels aucun client de l’hôtel n’a pu récupérer son argent. Trois jours où, au petit-déjeuner, le directeur, de plus en plus ennuyé et inquiet, venait me demander si j’avais eu des nouvelles de mon papa. Trois jours où je n’ai mangé que des frites et des goûters. Trois jours merveilleux où Léo Lacroix venait me chercher avec les enfants Marguet pour nous donner une leçon de ski avec d’autres enfants de la station. J’étais très fière de sauter les bosses et de descendre les pistes noires aussi vite que les garçons, et que Léo Lacroix, la star de la station, me dise que j’étais très élégante à ski. Aux Ménuires, c’était comme à Besançon, dès que quelqu’un savait que j’étais la fille de mon père, il me disait à quel point il l’aimait, que j’avais de la chance d’avoir un papa si formidable, si gentil, si drôle, mais que c’était quand même un sacré phénomène.

 

Mon père est revenu en fin de matinée.

 

— On va rentrer cet après-midi, Sylvie, je suis désolée, je dois écourter notre semaine, j’ai trop de travail qui m’attend à Besançon mais, promis, nous allons skier ensemble cet après-midi, d’autant que Léo m’a dit que tu étais une vraie championne qui n’a pas peur de descendre vite dans les noires et de sauter les bosses.

 

Nous avons pris le téléphérique pour aller déjeuner sur les pistes, j’ai mangé des frites. Très bonnes. J’en ai recommandé. Toutes aussi bonnes. Mon papa est fatigué mais content que je me régale autant. Au moment d’aller skier, ce que j’attendais depuis mon arrivée aux Ménuires et peut-être même depuis que je suis née que mon père voit combien je suis douée, j’ai cherché partout mes skis Rossignol Roc 550 tout neufs, mais on me les avait volés pendant le déjeuner.

Léo Lacroix et mon père Pierre Bourgeois au ski aux Ménuires
Léo Lacroix et mon père Pierre Bourgeois au ski aux Ménuires
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En ce moment, le soir, je m’endors avec un documentaire sur les F1. C’est assez mal réalisé avec un montage d’images coupées très rapidement et une musique hystérique afin de créer du sensationnel, alors que ce monde de la vitesse est suffisamment sensationnel à lui tout seul, inutile d’en rajouter. Mais ce que j’adore, ce sont les interviews de ces jeunes pilotes qui, pour certains, comme Charles Leclerc ou Esteban Ocon, ont démarré en F1 a, à peine, 20 ans, ce sont mes deux chouchous. Esteban parce qu’il a un bon état d’esprit, et Charles parce que je connaissais son papa, Hervé.
J’ai rencontré Hervé Leclerc à Cap-d’Ail lorsque j’avais 18 ans. Son beau-père Charles Manni était l’ami d’enfance de ma maman. Nous nous sommes revus à Paris, quand je montais de Besançon, en camion, avec mon frère, un autre Hervé, de 7 ans plus âgé que moi, et son meilleur copain, Serge, étudiant, comme lui, en architecture. Le camion, c’était le rêve de mon frère Hervé qui voulait vivre dans un immense camion rouge comme ceux dans lesquels l’écurie Ferrari transportait ses F1 au Grand-Prix de Monaco où nous avions la chance, grâce à Zizi, le directeur de l’Automobile Club de la Principauté, d’avoir des passes pour aller dans les stands.
J’adorais m’y promener avec mon short en daim et mes bottes plates assorties, en daim également, puis pendant la course, m’asseoir dans un coin où je ne gênais personne et admirer la rapidité avec laquelle les mécaniciens, tous en combinaison assortie, changeaient en quelques secondes les pneus des voitures et la vitesse avec laquelle les pilotes repartaient sur le circuit. De son côté, mon père, casquette Achille, du nom de notre voilier, sur la tête, et cigarette au bec, se régalait également d’observer ce manège où perfection rimait avec précision, jusqu’au jour où un policier monégasque s’est posté devant lui, l’empêchant de faire un pas de plus. Ayant son casque anti-bruit sur les oreilles, n’entendant rien de ce qu’il lui disait, mon père, en bon Franc-Comtois, lui a gentiment offert une de ses Disque bleu sans filtre et tendu son briquet, ne pouvant imaginer que cet homme du Sud puisse lui demander autre chose que de partager le plaisir de fumer ensemble, alors que le policier lui intimait l’ordre d’éteindre immédiatement sa cigarette vu les milliers de litres d’essence présents, le moindre mégot mal éteint pouvait faire exploser tout Monaco.
L’année d’après, était-ce de la faute de mon gentil papa rigolo bon-vivant, gros fumeur et grand buveur, seulement d'excellents vins et de vieux whiskys, aimait-il préciser, mais ces passes ont été supprimés, même s’ils étaient distribués au compte-goutte, il était trop dangereux pour les pilotes d’avoir des visiteurs dans les stands. Seul mon frère Vincent, de 4 ans de plus que moi, eut droit à un badge, ayant été embauché par Zizi pour photographier les rails de sécurité. Mais quand il dut rendre son travail à l’Automobile-Club, il se mit en tête que ses photos étaient artistiques et refusa de donner ses négatifs. Il commençait à souffrir de bouffées délirantes qui accentuait sa paranoïa naissante. Ma mère fut obligée de faire développer des milliers de photos de rails, ce qui lui coûta une fortune. Deux ans plus tard, Vincent connut son premier internement à l’hôpital psychiatrique de Nice après avoir voulu récupérer une villa que mon grand-père aurait donné, bien avant la Seconde Guerre mondiale, à sa maîtresse dont le mari était peintre et mon aïeul le seul acheteur de ses tableaux.
J’embêtais souvent mon frère Hervé en lui répétant que son rêve de vivre dans un camion devait certainement venir de sa peur que la possession d’une maison lui tue son imagination comme si, en n’ayant rien, il aurait toujours le désir de créer la maison idéale, quoi qu’il en soit, son rêve de camion rouge, c’est son copain Serge qui l’a réalisé, il a acheté une camionnette J7 beige dans laquelle il a installé très sommairement un lit et un bureau. Serge habitait dans notre maison de Besançon, il adorait mes parents qui étaient drôles, beaux, généreux, ouverts et intelligents. Le talent de mon père architecte l’épatait. De mon côté, j’aurais préféré que mon père se remette à la peinture, ses dessins m’impressionnaient de beauté, de simplicité, de justesse.
Cette année-là, les deux garçons montaient régulièrement à Paris pour voir des chantiers ou des filles, je ne sais plus. Moi, je sautais souvent dans leur camion-maison-bureau et j’allais voir Hervé Leclerc qui me parlait de sa passion pour les voitures et de son rêve d’être pilote de F1. Il vivait chez sa grand-mère, une dame excessivement élégante qui l’aidait financièrement dans son désir de futur champion. J’ai revu Hervé, un an plus tard, lorsque je suis allée vivre seule à Cap-d’Ail dans la maison de vacances de ma mère qu’elle avait hérité de sa propre mère, plus exactement, la demie-maison, sa sœur aînée ayant hérité de l’autre partie. Je voulais gagner ma vie, être indépendante, je travaillais comme hôtesse à Monaco et prenais des cours du soir pour apprendre à dessiner des habits.
Entretemps, Hervé Leclerc avait beaucoup tourné en F3, il était très rapide. Le manager du circuit de la Châtre croyait en lui et voulait le pousser à réussir, mais un autre coureur qui avait une plus grosse expérience que lui en karting, devint leur coureur officiel. Hervé fut terriblement déçu. Il continuait les entraînements et les courses, mais sa souffrance de ne pas avoir été choisi se transforma en obsession. Il s’installa chez sa maman, Monique, une très belle femme, qui avait refait sa vie près de Monaco avec Charles Manni, l’ami d’enfance de la mienne. Charles était pauvre, enfant, peut-être le seul pauvre de Monaco. Il avait fait fortune en fournissant des pièces mécaniques à l’industrie automobile, et avait construit son usine à Fontvieille, un quartier de la Principauté situé sous le zoo où un éléphant pleurait nuit et jour, et à deux pas du vieux port où mes parents et Charles avaient leurs voiliers.
Un matin, Hervé Leclerc, accompagné de son chagrin, vint me voir à Cap-d’Ail, m’offrit un chien, un Braque de Weimar, magnifique, et m’embrassa. Tous les jours, nous marchions main dans la main au bord de la mer. J’écoutais son obsession, sa déception, sa frustration.
Puis ce fut le mois de mai, le Grand Prix de Monaco arriva. La maison de Cap-d’Ail se remplit de jeunes pilotes de Formule 3 qui s'entraînaient à la Châtre avec mon frère Hervé, passionné également d’automobiles, qui, la nuit, au volant de la Talbot Sunbeam GTI noire de ma mère qui aurait préféré une voiture moins sportive, m’apprenait les trajectoires dans les chicanes du circuit et les talons-pointes, me tapant dans l’épaule que je ne devais pas conduire comme une fille, alors que mon statut de fille lui convenait très bien quand je nourrissais, chaque soir, ses copains affamés en leur cuisinant des immenses quiches et pissaladières, et aussi des gâteaux au chocolat que je ne faisais pas beaucoup cuire afin qu’ils soient coulant au centre.
C’est ainsi qu’entre les camions rouges Ferrari qui faisaient rêver mon frère Hervé, la camionnette J7 beige de Serge qui ne ressemblait en rien à ceux de la Scuderia, néanmoins Serge, en bon Italien, arrivait à mettre suffisamment d’étoiles dans ses yeux pour arriver à embrasser des filles dedans, les jeunes pilotes de F3, les espoirs déçus d’Hervé Leclerc, l’usine de pièce automobiles de Charles Manni, la cigarette de mon père dans les stands, les photos des rails du circuit que Vincent n’a jamais voulu donner, les dizaines de pâtes à tarte que je faisais suivant la recette de ma grand-mère, farine, levure de boulanger, eau et huile d’olive, mon chien qui me protégeait de ces nombreux mâles envahissants, toutes ces histoires de voiture qui tournaient en rond, m’ont fatiguée.
Je n’ai plus voulu embrasser Hervé Leclerc. Pourtant, il était drôle, gentil, tendre, mignon, déjà, je ne comprenais rien aux désirs des garçons, et je ne voulais pas tourner en rond avec sa frustration de comprendre qu’il ne sera jamais champion. J’ai quitté Hervé sur un rocher au bord de l’eau. Il a pleuré dans la mer. Ma mère a rendu à la sienne mon chien trop grand pour ma petite vie qui avait mal commencé, mais dont je n’avais jamais parlé. Ni à Hervé Leclerc, ni à ma mère, ni à ma meilleure amie, juste à mon grand chien à qui j’avais confié mon chagrin de petite fille bafouée qui ne pourra plus jamais avoir confiance aux hommes qui disaient l’aimer.
J’ai fui Monaco et je suis partie travailler à Saint-Tropez, j’ai trouvé un travail de serveuse dans un restaurant situé sur la plage de Pampelonne, à Ramatuelle, au Planteur. Le 18 août, comme il pleuvait, mon patron m’a donné mon jour de congé. J’ai fait du stop pour aller embrasser ma mère qui me manquait et qui passait l’été à Cap-D’ail, à 130 kilomètres. Un conducteur m’a pris et m’a violée dans sa voiture qu’il avait fermée à clef après avoir quitté la route du bord de mer pour s’éloigner dans la campagne.
De nouveau, je n’ai rien dit, les victimes se taisent, je me suis tue, perdue dans la honte de croire que c’était de ma faute, que tout ce qui m’arrivait était encore et toujours de ma faute. Alors j’ai fui à Paris pour me perdre encore plus et ne plus voir mes amis qui m’aimaient puisque je me haïssais. Mais chut, sans rien dire à personne. Personne ne devait savoir.
Une dizaine d’années plus tard, Hervé Leclerc s’est marié et a projeté son amour des voitures, sa volonté, son talent, ses désirs de F1, son humour, sa bonne humeur et sa gentillesse sur ses fils qu’il a initiés très tôt au karting. Le fantôme de la victoire de l'ancien coureur de karting, qui a lui coûté son destin de champion, y était certainement pour quelque chose. Très rapidement, Hervé Leclerc a pu admirer les victoires de ses fils qui n’arrêtaient pas de gagner et gravissaient tous les échelons, mais hélas, il n’a pas pu voir le destin de Charles, son deuxième enfant, qui a réalisé son rêve et celui de son père de devenir pilote de F1.
En effet, Hervé est mort le 20 juin 2017, et Charles a intégré l’équipe Sauber le 2 décembre 2017, avant de rejoindre l’année suivante l’écurie Ferrari et ces beaux camions rouges qui ont si longtemps fait rêver l’autre Hervé.
 
Sylvie Bourgeois Harel
Mon ami Hervé Leclerc, papa de Charles, le jeune et talentueux pilote de F1
Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Sylvie Bourgeois Harel - Club 55 - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois Harel - Club 55 - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Saint-Tropez

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L'écrivain Sylvie Bourgeois Harel devant Alcyon durant les Voiles de Saint-Tropez - 2021

L'écrivain Sylvie Bourgeois Harel devant Alcyon durant les Voiles de Saint-Tropez - 2021

La Nioulargue de mon papa

En croquant dans une madeleine qui vient des Deux frères, ma boulangerie préférée de Saint-Tropez, assise devant Alcyon, un vieux gréement qui fête cette année ses 100 ans, je me souviens avec émotion d’une Nioulargue de mon père. Mon père était beau, drôle et généreux. Quand mon frère aîné, Gustave, à 14 ans, a voulu un voilier, il lui en a acheté un, un Shérif rouge de 6 mètres de long, comme ça, sans réfléchir, juste pour faire plaisir à son fils, au grand dam de ma mère qui aurait préféré qu’avec cet argent, mon père fasse repeindre la cuisine de notre maison. C’est ainsi que la passion de mon père pour la voile est née. Il faut dire qu’il a appris à nager à seulement 25 ans, le jour où ma mère l’a amené à Cap-d’Ail, près de Monaco, et qu’il voyait, pour la première fois de sa vie, la mer. 


Mon père est né pauvre, très pauvre, enfant, il ne se lavait qu’une fois par semaine dans la cuvette d’eau chaude familiale, et faisait 8 kilomètres à pied, chaque matin, pour se rendre à l’école. Dès qu’il a commencé à gagner de l’argent, il l’a dépensé allégrement et en a fait profiter ses amis. Tous les ans, il louait une goélette ancienne très élégante pour participer à la Nioulargue, une semaine de régates à Saint-Tropez qui conjuguait parfaitement son amour de la mer et de la fête. Son plus grand plaisir était de pouvoir s’amarrer devant chez Sénéquier. « Si, je vous assure, j’amarrais mon voilier juste devant les fauteuils rouges », il disait, en riant, à ses copains quand il rentrait à Besançon. C’était son bonheur que Gustave, qui travaillait pour cette course, contribuait à lui organiser.


Nous sommes en octobre 1986. Il est minuit quand, soudain un garde-côte entre affolé dans le restaurant où nous finissons de dîner.


— Le bateau de votre père a disparu, nous lance-t-il, affolé, il n’est toujours pas rentré au port, on a regardé partout dans la baie, mais rien, il ne répond pas non plus à sa radio, peut-être avez-vous eu de ses nouvelles ? 


Je ne suis pas inquiète. Je me dis que mon père a dû profiter de la pleine lune pour passer la soirée en mer. De son côté, Gustave fulmine. Il déteste la tendance de mes parents, et la mienne aussi, à l’excentricité, la liberté, l’amusement. Mon père a bien fait de lui acheter un Shérif à 14 ans, il en a fait son métier, il est devenu skipper sur des Maxis, des voiliers de course parmi les beaux du monde. Gustave aurait pu aussi faire un excellent militaire. Il adore donner des ordres ou obéir aux ordres d’un chef, si une hiérarchie a été établie.


— Nous allons reprendre les recherches, continue le garde-côte, voulez-vous venir avec nous ?
— Bien chef ! répond Gustave en enfilant son ciré jaune. 


Pendant la Nioulargue, le ciré jaune était l’uniforme dans le village, aussi pour ceux qui ne naviguaient pas et qui avaient envie de ressembler à ces beaux marins aux cheveux blonds décolorés par le soleil et à la barbe envahie de sel de mer, les filles d’ailleurs en étaient folles, sauf moi, j’avais mon amoureux-chef de La Nioulargue en cachette. 


— Je pars avec vous, dis-je en croquant dans la tarte tropézienne que me tend mon amoureux.
— Non, c’est trop dangereux, me dit Gustave.
— Taratata, c’est mon papa aussi, j’y vais.

Une heure plus tard, nous arrivons au large de la plage de Pampelonne quand, soudain, nous entendons la Walkyrie de Wagner retentir dans la nuit. Nous nous dirigeons au son quand, eurêka, le bateau de mon papa est là, au mouillage, au milieu de la baie. Hop, nous montons à l’abordage. Et, là, mon père complètement saoul tend un verre de whisky de bienvenue au garde-côte étonné tandis que Sosthène, son copain-restaurateur qu’il emmène partout, nous propose une crêpe Suzette que j’accepte aussitôt. J’adore les crêpes et j’adore Sosthène, un petit bonhomme tout gros tout gentil tout rouge, qui adore nourrir mon père qui peut manger et boire ce qu’il veut sans prendre un gramme. Toute mon enfance, je ne me suis d’ailleurs nourrie que de crêpes et de baguettes beurrées avec du miel ou de la confiture rouge.

 

Pendant que Gustave crie après mon père qui n’écoute pas, occupé à offrir une tartine de cancoillotte, c’est le fromage tout mou très fort de notre région, la Franche-Comté, au garde-côte, Sosthène m’installe dans le carré du voilier, ravi que je sois la digne descendante de mon père qui apprécie sa bonne cuisine pleine de beurre, de gras et de sucre. 


— Ça suffit maintenant, je mets le moteur en marche, on rentre au port, assène Gustave, furieux de voir le garde-côte en grande discussion avec mon père sur la provenance de son whisky hors d’âge.

Mon père était un homme charmant, bienveillant et rigolo. Tout le monde l’adorait.


— Impossible, s’interpose mon père, on doit attendre Prieur.
— Ah oui, c’est vrai, où est Prieur ? dis-je en avalant ma troisième crêpe sous les yeux béats de Sosthène qui n’arrête pas de répéter en me pinçant la joue : « tu es une bonne petite, Sylvie, tel père, telle fille ! »


Prieur était le masseur-kinésithérapeute de mon père qu’il emmenait également chaque fois qu’il faisait du bateau.


— Il a plongé, il y a une heure, continue mon père en allumant une cigarette, une Disque bleu sans filtre.

Il en fumait tellement qu’il avait la dernière phalange de l’index tout marron.

— Son rêve a toujours été d’aller en Corse à la nage, continue-t-il. Après dîner, il s’est mis tout nu et il a plongé. Depuis on ne l’a plus revu. On ne peut pas le laisser, on doit l'attendre, on partira quand il sera revenu.
— S’il revient, j’ajoute.


Le garde-côte me questionne du regard.


— Ben oui, il est aveugle, Prieur, il a sauté sur une bombe lors de son service militaire. 
— C’est pour ça qu’on a mis la Walkyrie, argumente mon père, pour qu’il se repère au son de la musique. Il fonctionne ainsi au ski. Il descend les pistes noires à fond la caisse, et sa fille le guide devant avec un sifflet. 


Le skipper, un Polonais qui cuvait son vin sur une banquette, en profite pour se réveiller. Impressionné par l’uniforme et la casquette du garde-côte, il sort de sa cave personnelle une bouteille de vodka.

— Puisqu’on a les autorités portuaires avec nous, il faut fêter ça, hein chef, s’exclame-t-il en lui versant un verre.


C’est à ce moment-là que je me suis endormie dans la cabine de mon père, loin des effluves d’alcool et de cigarettes et des chants à la gloire de la Marine que le garde-côte et le Polonais n’ont pas tardé à enchaîner.


Trois heures plus tard, je suis réveillée par un bruit sourd et tonitruant. Prieur était revenu nu et trempé. Il saisit le verre de whisky que lui tend mon père, l'avale cul sec, puis s’écroule au sol, mort de fatigue.


C’était ça mon papa. 


Fin septembre 1994, mon père a 68 ans. il se prépare pour aller à La Nioulargue, mais sans bateau cette-fois. Il est ruiné. L’usine qui fabrique et commercialise les toilettes design et écologiques qu’il a dessinées et créées, pour lesquelles il a hypothéqué la maison afin de déposer un brevet au niveau mondial, ce qui est très coûteux, l’a escroqué et refuse de lui payer ses royalties qui sont sa retraite, en tant qu’architecte, il n’en a aucune.

Sa valise est prête. Sosthène et Prieur l'attendent. Soudain, mon père tombe inerte au sol devant ma mère affolée. Les pompiers arrivent. Il a un AVC. Après trois semaines, inconscient, à l’hôpital, il se réveille, mais ne peut plus parler, il est paralysé de tout le côté droit. Il restera ainsi, sur sa chaise roulante, sans dire un mot, mais avec son beau regard bleu et toujours vif, pendant deux ans. Jusqu’au 4 octobre 1996, exactement où il est mort à minuit. Pendant ce temps, avec ma mère, nous avons gagné le procès que nous avions intenté contre l'usine qui, pour ne pas payer les millions de francs de royalties qu'elle nous devait, a déposé le bilan, et a reconstruit une autre usine juste à côté pour fabriquer les mêmes toilettes avec quelques légères modifications afin de ne pas être accusée de plagiat.


À Saint-Tropez, il n’y a plus de Nioulargue depuis l’année précédente, suite à un accident mortel survenu entre Mariette, une goélette aurique de 42 mètres et Taos Brett, un 6 Mètres JI, causant le décès d’un des coéquipiers.

Le lendemain, à midi, Gustave a demandé à tous les bateaux présents dans le port de Saint-Tropez de faire sonner leurs sirènes pendant cinq minutes afin de rendre un dernier hommage au marin Pierre Bourgeois, mon papa.


Pierre Bourgeois 1926 - 1996 

Sylvie bourgeois Harel

La Nioulargue de mon papa fait partie des 19 nouvelles de mon recueil On oublie toujours quelque chose.

 

L'architecte Pierre Bourgeois à Besançon avec sa fille Sylvie

L'architecte Pierre Bourgeois à Besançon avec sa fille Sylvie

Sylvie Bourgeois - Août 1984 - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois - Août 1984 - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois 1986 - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois 1986 - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois 1985

Sylvie Bourgeois 1985

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Sylvie Bourgeois à 8 ans - à Besançon par Pierre Bourgeois architecte

Sylvie Bourgeois à 8 ans - à Besançon par Pierre Bourgeois architecte

par Pierre Bourgeois - Beaux-Arts de Paris 1948

par Pierre Bourgeois - Beaux-Arts de Paris 1948

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Sylvie Bourgeois à 12 ans

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Sylvie Bourgeois à 12 ans

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Sylvie Bourgeois à 5 ans

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Sylvie Bourgeois à 5 ans

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Sylvie Bourgeois à 33 ans, dessinée de la main gauche, suite à un AVC, Pierre Bourgeois est paralysé de tout le côté droit et ne peut plus parler depuis deux ans. Pierre Bourgeois meurt une semaine après ce portrait.

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Sylvie Bourgeois à 33 ans, dessinée de la main gauche, suite à un AVC, Pierre Bourgeois est paralysé de tout le côté droit et ne peut plus parler depuis deux ans. Pierre Bourgeois meurt une semaine après ce portrait.

Pierre Bourgeois - 1929 1996 - Architecte Besançon - Les poules

Pierre Bourgeois - 1929 1996 - Architecte Besançon - Les poules

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Les daurades

Pierre Bourgeois - Architecte Besançon - 1926 1996 - Les daurades

Sylvie Bourgeois - Pierre Bourgeois 1926 - 1996

Sylvie Bourgeois - Pierre Bourgeois 1926 - 1996

EN ATTENDANT QUE LES BEAUX JOURS REVIENNENT

Roman de Sylvie Bourgeois

sous le nom de Cécile Harel

paru aux Éditions Les Escales - Pocket - PIPER (Allemagne) - ADORA

... L'année de ma terminale, je suis tombée malade. Je n’avais peut-être que ça à faire pour tenter de changer de voie. J’ai été hospitalisée, opérée, et envoyée en maison de repos. Quand je suis revenue à Barnezon, mes parents m’ont emmenée manger une truite dans un restaurant au bord d’une rivière.

- Papa, pourquoi tu ne peins plus ? ai-je demandé à mon père.

Je venais de découvrir au grenier d’anciennes toiles qu’il avait peintes pendant ses études aux beaux-Arts. Elles étaient là, abandonnées, depuis des années. Émue par son talent et l’émotion de son coup de crayon, je les ai vernies, encadrées et exposées partout dans ma chambre.

- Cela me provoque des maux de tête, je suis trop vieux pour souffrir.

- Tu bois tout le temps, ça devrait t’aider à supporter.

- Dis donc Marie, tu veux être polie avec ton père ?

- Je voudrais que tu arrêtes de travailler.

- Tu crois que c’est facile ?

- Enferme-toi au grenier et ne pense à rien d’autre qu’à peindre.

- Mais je dois gagner ma vie. Cela coûte cher, quatre enfants.

- Eh bien, arrête de tout payer à tes idiots de fils.

- Parlons plutôt de ton bac. Ta mère t’a trouvé une école d’été pour que tu puisses le présenter en septembre.

- Je m’en fous de mon bac, je veux travailler.

- Et tu vas faire quoi sans diplôme ?

- Je serai ta secrétaire.

- Je ne veux pas de toi comme secrétaire.

- Alors remets-toi à peindre et je vendrai tes tableaux.

- Tu crois que nous avons gâché notre vie en ayant fait tous ces enfants ? a soudain demandé ma mère.

- Tu es folle, pourquoi dis-tu cela ? a rétorqué mon père.

- Si je n’étais pas tombée enceinte de Virgil, tu n’aurais jamais arrêté de peindre. Aujourd’hui, tu serais reconnu, j’en suis sûre, je n’ai jamais douté de ton talent. Tu te souviens quand nous nous sommes rencontrés ? Tu peignais. Je travaillais. Nous étions pauvres, mais qu’est-ce que nous étions heureux. Tu te souviens ?

- Elle a raison maman, ce serait rigolo d’avoir un père artiste.

- Peux-tu demander à ta fille qu’elle se taise.

- Laisse-la s’exprimer, pour une fois que vous vous parlez.

- Elle ne me parle pas, elle m’agresse.

- Je ne t’agresse pas papa, je veux que tu peignes. De toute façon, c’est nul de faire des gosses quand on a du talent. Il faut laisser ça aux gens qui n’ont rien d’autre pour remplir leur vie. Tu as 53 ans, mais si c’est pour te voir gâcher tes prochaines années en te saoulant tous les soirs, eh bien, ça sera sans moi. Je pars travailler.

- Si tu préfères gagner ta vie alors que je me démène pour pouvoir te payer des études afin que tu mettes du savoir dans ta petite cervelle vide de bécasse qui ne pense qu’à s’acheter des santiags à étoiles dorées et des minijupes, je t’émancipe.

Le lendemain, mon père ne se souvenait plus de notre dispute, mais, j’étais déjà partie avec la voiture de ma mère à Sainte-Estelle où j’ai trouvé un job de serveuse sur une plage. Ferdinand venait d’arrêter la faculté sous prétexte que c’était un repaire de pourris qui ne lui offrirait aucun débouché, et m’avait accompagnée, avec le dessein de photographier les poulpes, ses anciens complices. Ce fut surtout moi, cet été-là, qui lui servis de modèle.

Je comprends seulement aujourd’hui à quel point j’ai été injuste avec mon père et combien j’ai été idiote de refuser ce qu’il m’offrait. Non seulement il a été le premier supporter de ses enfants et ne s’est jamais opposé à aucun de nos désirs, mais il a fait son possible pour nous donner les moyens de nos ambitions. Sauf qu’à cette époque, j’avais besoin du conflit pour exister. D’aller au choc. Comme avec mon petit copain. Il était venu me retrouver à Sainte-Estelle. Cela m’avait énervée.

- Je vais te présenter des filles.

- Non, je suis venu pour te voir.

- À ton âge, on doit sortir avec plein de nanas.

- Mais c’est toi que j’aime.

- Oui, mais moi je n’ai pas le temps, je dois faire autre chose de ma vie.

- Tu te souviens qu’en septembre, on part en Egypte ?

- Sans moi.

- Tu as rencontré quelqu’un ?

- Oh tu sais, les garçons, ça ne m’intéresse pas, je préfère trouver ma voie.

- Tu veux faire quoi ?

- Les Beaux-Arts.

- Et ça t’empêche d’être avec moi ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- J’ai besoin d’être triste.

Il est reparti le lendemain. Malheureux. Jurant de ne plus jamais tomber amoureux.

*

Ma colère primait sur mes intérêts. Je gâchais tout. Encore aujourd’hui, avec mes phrases assassines, comme les appelait ma mère, je suis capable de faire exploser une relation de dix ans en dix secondes. Mon mari dit que je suis un marteau-piqueur. J’aurais pu me calmer, rester à Barnezon, réussir mon bac, profiter du confort de la maison, m’épanouir grâce à l’amour de mes parents, aller à Paris, prendre des cours de théâtre, présenter le concours du Conservatoire. Mes parents auraient été ravis de me louer un studio. Je me serais fait des amis de mon âge. Au lieu de cela, je me suis épuisée à gagner ma vie, à trouver des endroits où dormir, à éloigner les hommes qui voyaient en moi une proie facile. J’étais dans le court terme. Je me projetais à un mois. Jamais plus.

Pierre Bourgeois - 1926 1996 - Architecte Besançon - Sylvie Bourgeois et Nathalie Miserez à 30 ans

Pierre Bourgeois - 1926 1996 - Architecte Besançon - Sylvie Bourgeois et Nathalie Miserez à 30 ans

Pierre Bourgeois 1926/1996 - Architecte Besançon - Bouilloire rue des Lavaux. Pontarlier

Pierre Bourgeois 1926/1996 - Architecte Besançon - Bouilloire rue des Lavaux. Pontarlier

Pierre Bourgeois 1926-1996. 1/2 (demande en mariage... )

Pierre Bourgeois 1926-1996. 1/2 (demande en mariage... )

Pierre Bourgeois 1926 - 1996 . 2/2 (demande en mariage... )

Pierre Bourgeois 1926 - 1996 . 2/2 (demande en mariage... )

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Sylvie Bourgeois -Saint-Tropez - Var-Matin - Juillet 2016

Sylvie Bourgeois -Saint-Tropez - Var-Matin - Juillet 2016

extrait page 100 :

... — Mais Raphaël, continue Gaspard, notre petit dernier, est né avec une malformation cardiaque. Il a fallu l’opérer. Il est resté plusieurs semaines entre la vie et la mort. C’était l’horreur. Valérie passait son temps à l’hôpital. Quand notre enfant a enfin pu rentrer à la maison, Valérie, au lieu d’être contente d’avoir son bébé sauvé, n’arrêtait pas de râler après les placards de la cuisine que je n’avais pas encore fixés au mur. Je n’avais jamais le temps. Posés à même le sol, ils étaient à la hauteur de notre aîné dont le grand jeu était de prendre les provisions et de tout faire tomber. Ça l’amusait beaucoup. Valérie, pas du tout. Elle se mettait à hurler que j’étais nul, que je la baisais mal, que j’avais gâché ses plus belles années. Je ne comprenais pas ses reproches. Puis un jour, j’ai compris. Le problème ne venait pas de mes placards, mais du chirurgien qui avait pris soin de Raphaël. Valérie, que j’avais admirée dans son rôle de mère exemplaire, paniquée à l’idée de perdre notre bébé malade, passait en fait ses journées, non pas auprès de notre enfant mourant, mais dans les bras de ce médecin. En larmes ‒ pourquoi faut-il toujours que les femmes pleurent quand elles nous font du mal ? ‒, elle m’a avoué vouloir vivre avec lui. Ils avaient, paraît-il, les mêmes visions de construction de leur avenir. Le mien fut démoli dans la seconde. Boum !

Gaspard mime avec ses doigts la détente d’un coup de pistolet sur sa tempe. Devant la violence du geste, Sophie sursaute et fait un bond en arrière.

— Lors du divorce, poursuit Gaspard, ma femme a tout obtenu, la garde des enfants, de la maison et une pension conséquente calculée sur mes anciens revenus. Je me suis retrouvé criblé de dettes, à vivre dans un studio pourri. Le pire, c’est que je ne supportais pas l’idée que mes fils soient élevés par ce médecin qui n’avait eu aucune éthique en se faisant passer pour un réparateur de bébé afin de séduire Valérie. J’ai pété les plombs. Je me suis mis à picoler. Les placards de mon studio me rappelaient mon aîné. Je les ai détruits à la hache. Je les ai détruits en hurlant. En pleurant. À force de pleurer, toutes mes bouteilles se sont vidées. Quand je n’en pouvais plus, je prenais ma voiture et je roulais pour m’éloigner de ma douleur. Les corniches n’avaient aucun secret pour moi. Le ravin n’était jamais loin. Il m’aurait suffi de ne plus tourner le volant, mais il me fallait rester vivant pour mes enfants. Le petit dernier n’arrivait à s’endormir que posé sur ma poitrine, le rythme lent de mon cœur le rassurait, le pauvre chéri avec sa cicatrice qui le marquerait à vie. Qu’est-ce que j’ai pu rouler ! Je roulais pour aller ailleurs. Pour aller là où je n’étais pas. Je roulais partout et aussi dans ma tête. Surtout dans ma tête. C’était là où je roulais le plus vite. Des images cauchemardesques défilaient devant mes yeux, des cafards par milliers, des araignées gigantesques, des siamoises à la poitrine exubérante. Un jour, j’ai même vu un dauphin déguisé en chirurgien qui faisait de la trottinette. Plus je roulais, plus je le voyais. Pour ne plus le voir, j’ai arrêté de rouler et donc de créer. À partir de là, plus aucune idée ne sortait de mes mains et mes crayons tombaient de ma tête. Valérie a fini par me faire interner dans une clinique psychiatrique. Quand j’ai réalisé que la fenêtre de ma chambre donnait sur l’hôpital où elle avait sucé ce salaud de docteur chargé de réparer mon bébé malade du cœur, ça m’a rendu encore plus dingue. On m’a gardé enfermé pendant deux mois. Pour me soigner de la solitude dans laquelle ma femme m’avait abandonné, j’ai couché avec quelques filles paumées.

Impressionnée de la facilité avec laquelle Gaspard livre son intimité, Sophie toussote. Elle ne s’attendait pas à avoir ce genre de conversations douloureuses à Saint-Tropez. Au royaume de la futilité et des célébrités, elle se demande comment elle s’est débrouillée pour tomber sur la seule personne qui va aussi mal qu’elle, si ce n’est plus mal.

— Ces sirènes maniacodépressives m’ont redonné confiance, reprend Gaspard. Troublée par leur délicieuse asthénie, ma virilité de dauphin-architecte a retrouvé de sa superbe. La nuit, je sautais de chambre en chambre. L’une de ces déesses de la frustration avait raconté aux médecins que mon sexe était une épée magique qui avait réussi à vaincre sa mélancolie, une autre qu’il était la meilleure piqûre d’antidépresseurs qui ne l’ait jamais pénétrée. En fait, leurs psychotropes agissaient sur leurs hormones et stimulaient leur libido. Ça baise beaucoup en HP.

— Ah bon ? s’étonne Sophie avec une petite voix éraillée.

J’ai bien fait de refuser le séjour en maison de repos que m’avait proposé l’hôpital, se dit-elle pendant que Gaspard lui explique qu’après son séjour épicurien dans cette formidable clinique sexuelle, il était retombé amoureux de l’alcool, alors qu’il n’y avait plus droit.

— Je te la fais courte. Quand je suis sorti, je n’en menais pas large. Je n’avais plus d’argent. Quand tu es faible, les charognards viennent te bouffer la laine sur le dos. Des clients ont commencé à ne pas payer mes honoraires comme s’il y avait écrit sur mon front Couillon qui travaille gratuitement pour le plaisir de créer de la beauté. Ce qui n’est pas totalement faux, avoir des idées suffit à me rendre heureux. Les pénalités de retard des impôts, de l’Urssaf, se sont accumulées. J’ai été entraîné dans un engrenage administratif impossible à stopper. Je devais du fric partout. Les huissiers ont fini par débarquer chez moi. Je leur ai dit que j’étais une tortue Hermann, une espèce protégée du massif des Maures, et qu’ils n’arriveraient jamais à m’expulser de ma carapace qui me servait de bouclier pour me protéger de mon salopard de banquier qui avait coupé ma carte bleue. Ça ne les a pas fait rire. Ils ont volé mon scooter. Mais pas ma voiture. Je l’avais bien cachée. N’empêche, ils ont réussi à me mettre à la rue.

— Et tu as fait quoi ? demande Sophie interloquée par cette avalanche de confessions désolantes.

— Calou, continue Gaspard, a proposé de m’héberger dans sa maison près de Rennes, mais je ne voulais pas d’un chez-moi chez lui. Je préférais dormir dans des petits hôtels quand j’avais trois sous. Sinon, c’était dans ma voiture. Mon essence préférée était la vodka. Comme les Vikings. Je commençais mes journées par un grand verre, puis j’allais m’entraîner au tir à l’arc pour pouvoir un jour décocher une flèche empoisonnée dans le cœur du docteur qui avait brisé le mien. Il vaut mieux d’ailleurs que ce vaurien ne croise jamais la route du Viking que je suis devenu. Je ne vais pas rester éternellement le gentil architecte qui se fait tout piquer.

Gaspard se relève sur son siège et se met à chanter à tue-tête :

         Les coups ah quand ils vous arrivent

         Oh oui, oui, ça fait mal

— J’ai aussi un nunchaku, ajoute-t-il, l’air menaçant.

Sous le choc de la vague de désespoir de Gaspard, Sophie reste muette. Elle aimerait avoir la trousse à outils adéquate pour lui ouvrir le cerveau et percevoir qui il est réellement. Et pourquoi pas, le réparer aussi un peu au passage !

— Et pour clore le tableau, un jour est arrivé où je ne pouvais plus payer mes assurances professionnelles. Il faut savoir qu’en tant qu’architecte, je suis responsable de tous les corps de métier que je fais bosser. Si un plombier rate son évier ou un carreleur son sol, c’est moi qui raque. Sans assurance, je ne pouvais plus travailler. Mon banquier qui trouvait que j’étais déjà trop à découvert a refusé de m’accorder un crédit supplémentaire. Je me noyais et au lieu de me tendre la main pour que je me remette à niveau afin de m’acquitter de mes dettes, ce salopard a appuyé sur ma tête pour me faire couler. N’étant pas à jour de mes cotisations, j’ai été rayé de l’Ordre des architectes. Je n’avais plus le droit d’exercer mon métier. Ce qui est un comble, ajoute-t-il en tapotant affectueusement la cuisse de Sophie, car l’Ordre des decins n’a jamais daigné répondre à ma plainte concernant un chirurgien voleur de femmes et d’enfants, les miens en l’occurrence. Allez, fous les gaz, Sophie ! Je vais te guider jusqu’à chez moi.

Interloquée, elle règle les rétroviseurs et son siège qu’elle avance au maximum.

— Ah, oui, j’ai aussi oublié de te dire que je suis interdit bancaire. Heureusement, un client me paye au noir sinon je serais mort. La France assiste les escrocs, pas les honnêtes gens. Si j’avais monté une société, j’aurais pu déposer tranquillou le bilan, me mettre au chômage, planter mes fournisseurs et me faire bronzer les fesses avec mes indemnités. Mais en profession libérale, je n’ai aucune protection sociale et je suis responsable jusqu’au dernier sou. Et si je meurs demain, mes gosses hériteront de mes créances. Tu te rends compte, je n’ai même pas de quoi payer l’opération de mon chien qui a un cancer. Et si je ne l’opère pas, il meurt. Et mon saligaud de banquier ne veut pas m’avancer les 1 500 euros dont j’ai besoin. Je t’assure, c’est une sale race, les banquiers, toujours à vous épier. Avec le mien, c’est bien simple, il m’est impossible de travailler. Il passe son temps à me harceler, à se renseigner sur mes futures rentrées. Comme si je le savais ! Je suis architecte, merde, pas comptable. Qu’on me donne des maisons à construire, pas des chiffres à additionner ! Quand j’ai choisi ce métier, j’avais l’ambition d’ériger des musées, de bâtir des tours, de dresser des gratte-ciel, pas de passer mes journées à négocier avec un abruti pour obtenir un crédit. Je suis un raté, Sophie. Voilà, ma petite tourterelle, si toi ou ta copine qui cherche désespérément un mec, vous voulez vous taper un looser, c’est le moment, sourit-il étrangement.

— Comment sais-tu que Géraldine cherche un mec ?

— Ça se sent à dix mille kilomètres qu’elle est seule. C’est désolant d’ailleurs toutes ces femmes célibataires. Si ça ne tenait qu’à moi, je les consolerais toutes, mais elles ne veulent pas d’un paumé. Les filles d’aujourd’hui veulent des vainqueurs. C’est là où elles se trompent. Parce que les vainqueurs, ils n’ont ni l’envie, ni le temps de s’occuper d’elles, puisque ce qui les motive, c’est de gagner !

— C’est ce que je me tue à expliquer à mes copines qui veulent des mecs dont elles puissent admirer la réussite professionnelle, ajoute Sophie, étonnée de la perspicacité de Gaspard. Moi ce qui m’épaterait chez un homme, ce serait sa capacité à m’aimer quoi que je fasse, même quand je suis bête ou que je pue de la bouche ou que je fais des prouts qui chlinguent. Voilà, je veux pouvoir rire avec lui de mes défauts et qu’il soit fier que je sois la seule à lui donner autant de plaisir au lit. C’est ce qui me ferait l’aimer encore plus.

Sophie tourne la tête pour reculer et découvre à l’arrière, cachée sous le brancard, une minuscule machine à laver le linge.

— C’est un problème les habits, dit Gaspard. Comme mon souci est d’être autonome, j’ai toujours une culotte propre dans ma mallette d’architecte. Les nanas apprécient que je sois soigné. Je te promets, le mec qui a un slip de rechange avec lui, il marque des points. J’ai réussi à bricoler un truc pour brancher l’arrivée d’eau de ma machine aux canalisations des maisons des femmes qui m’ont accepté dans leur lit.

— Tu as eu beaucoup de fiancées ?

— Il ne faut pas poser ce genre de questions, ma colombe, elles vont te faire du mal. Sache juste que c’est grâce à toutes ces filles que je suis encore en vie. Quand tu crois que tu n’as plus rien, eh bien, il te reste de bien faire l’amour. C’est le seul luxe des pauvres. Les couples friqués explosent quand ils ne baisent plus ensemble, c’est bien connu. Ma femme a arrêté de baiser quand je n’ai plus eu d’argent. Ce n’était peut-être qu’une grosse pute. Va savoir ?

— Va savoir, répète Sophie, pensive.

— Une grosse pute que j’aime toujours.

...

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  • : Sylvie Bourgeois Harel, écrivain, novelliste, scénariste, romancière Extrait de mes romans, nouvelles, articles sur la nature, la mer, mes amis, mes coups de cœur
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