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J’ai 12 ans. J’habite à Besançon. Je suis en 6ème à Notre-Dame. Je déteste Besançon. Je déteste Notre-Dame. Je déteste l’école. Je déteste la demi-pension. Je déteste les blouses en nylon que nous avons l’obligation de porter. Le nylon me donne des frissons. Je le dis à ma mère et lui montre les poils de mes avant-bras qui se hérissent dès que le nylon crisse. Ma mère montre mes avant-bras à la directrice afin que celle-ci lui donne l’autorisation de m’acheter une blouse en coton. Ma mère m’a inscrite à la demi-pension car je ne mange rien à la maison. À la cantine, c’est pareil, je ne mange rien, sauf qu’elle ne le voit pas. Elle me dit que c’est éreintant qu’à chaque repas je ne mange rien, d’autant que le mot anorexie n’existe pas encore. Je suis toute petite et toute maigre. Pascale Baudouin m’appelle Petit bout. Je déteste. Heureusement, je suis meilleure qu’elle au baby-foot où nous avons le droit de jouer après le déjeuner Il n’y a que le vendredi où je mange bien à la cantine car c’est le jour des frites. Frites et poisson. Je ne mange que les frites. Dès que je rentre de l’école, à 5 heures, je me prépare un goûter avec des crêpes, du chocolat chaud et des tartines de pain beurrées avec du miel ou de la confiture rouge. Encore aujourd’hui c’est mon repas préféré. J’adore. C’est d’un grand réconfort.

 

Les vacances de février arrivent. Tous les ans, mon père emmène un de mes trois frères aînés au ski pendant une semaine. C’est la tradition, une semaine entre garçons. Cette fois, ma mère exige qu’il m’emmène, moi, sa seule fille, ça vous fera du bien à tous les deux, argumente-t-elle, de passer un peu de temps ensemble, d’autant que Sylvie skie aussi bien que ses frères, ajoute-t-elle pour achever de convaincre mon père. Au moment de partir, elle me dit d’être gentille avec mon papa, qu’il m’aime et qu’il est malheureux que je ne veuille pas lui parler et encore moins l’embrasser. C’est vrai, je refuse ses baisers ou qu’il me touche l’épaule ou dans le dos comme le font les papas affectueux. Dès qu’il s’approche, je fuis. Tout le monde aime mon père à Besançon. Sauf moi. C’est ballot parce que je vis avec lui. Notre maison est toujours remplie d’amis qui l’apprécient. Où que j’aille dans les magasins, en ville, chez le médecin, on me parle de mon père qui est si formidable, si drôle, si talentueux. J’aime beaucoup recevoir tous ces compliments, d’autant que c’est vrai qu’il est rigolo, mon papa. Et talentueux. C’est lui qui dessine les plus belles maisons de la région. Je suis fière de lui mais je n’aime pas vivre avec lui au quotidien. Je l’aime de loin. Comme pour mes frères aînés, je n’aime pas vivre avec eux au quotidien. Ils ont toujours faim, font trop de bruit, ne débarrassent jamais la table, sentent parfois des pieds, et fatiguent ma mère qui, après chaque dîner, dit qu’elle a hâte d’être dans le trou.

 

Ça y est, la voiture de mon père est prête. Mon père a une Triumph blanche très belle qui ressemble à une voiture de compétition. C’est une drôle de voiture pour une famille de quatre enfants, lui a dit ma mère quand il l’a achetée. En même temps, mes frères sont déjà grands, ils ont tous des mobylettes ou des motos, et mon papa est un papa qui a besoin de liberté. Parfois, il rentre se coucher tellement tard que ma mère lui punaise son pyjama sur la porte d’entrée qu’elle ferme à clé, comme ça, il est obligé d’aller dormir à l’hôtel. Il revient tout penaud, tout gentil, le lendemain avec un bouquet de fleurs. Moi aussi, j’ai besoin de liberté. C’est ce que j’essaye d’expliquer régulièrement à la directrice de Notre-Dame quand, au lieu d’aller au lycée, je vais me promener avec Sam, mon chien de traîneau très gros très beau avec des longs poils blancs. Sam aussi, comme mon père, a besoin de liberté. La nuit, il va chasser les poules du voisin qu’il dépose le matin aux pieds de son amoureuse, la chienne labrador de notre médecin de famille. À force de les acheter pour dédommager le paysan du bout de la rue, ma mère, depuis peu, les récupère chez le médecin et les cuisine pour mes frères qui ont toujours faim. Quand il se sent trop seul, Sam vient me chercher jusque dans ma classe. Il connaît l’adresse, tous les matins, après avoir déposé sa poule chez la chienne de notre médecin, il m’accompagne à Notre-Dame. Il ouvre la porte de ma classe. Les professeurs ont peur. Il faut dire que son besoin de liberté le pousse à grogner si on lui dit de s’en aller sans moi. Je suis obligée de le ramener à la maison d’où je ne reviens jamais, trop contente de ces quelques heures de tranquillité avec ma maman qui me prépare un goûter que je partage avec Sam pour le remercier.

 

Nos skis sont sur le toit. À Noël, mes parents m’ont offert des Rossignol Roc 550. Magnifiques. Mon père a des Léo Lacroix tout neufs aussi. Je suis très fière car c’est lui qui a dessiné le logo, la typo et le design de cette marque que vient de créer son ami Léo Lacroix, un ancien champion olympique copain de Jean-Claude Killy. Et très fière aussi d’aller aux Ménuires, la station de Léo Lacroix qui nous attend. J’aime beaucoup Léo Lacroix qui est un grand et beau champion toujours souriant. J’aime beaucoup aussi la voiture de mon papa. Ça me réconcilie avec lui. C’est la seule Triumph blanche de Besançon. Et hop, on roule ! On ne parle pas beaucoup. Je ne sais pas comment lui expliquer qu’à la rentrée, je dois passer au conseil de discipline car j’ai dessiné sur un couloir du lycée : boum boum tralala l’anarchie vaincra. En même temps, ça devrait lui plaire, mon besoin de liberté, d’autant qu’il est le seul patron socialiste de Besançon où il n’y a pas d’horaires et qui donne des bonus à tous ses employés, même sa secrétaire Marie est bien payée. C’est un papa généreux et ça, ça me plait.

 

Dès que nous arrivons à l’hôtel, aux Ménuires, j’apprends que je dormirai dans la chambre des enfants de Monsieur Marguet qui est veuf, dans laquelle un troisième lit a été ajouté. C’est plus simple ainsi, argumente mon papa lorsque je lui demande comment se fait-il que tout ait été organisé dans mon dos alors que maman voulait que l’on profite de cette semaine pour mieux faire connaissance tous les deux. Bon, je file, Léo m’attend, continue-t-il en me laissant au restaurant où je commande une assiette de frites.

 

Pascale Marguet a mon âge et Christophe Marguet deux ans de plus que moi. Nous jouons aux cartes, ils me racontent Damprichard, la montagne où ils habitent, je leur explique l’anarchie que je crée à Notre-Dame. Je dors depuis un bon moment quand Christophe Marguet me réveille et me demande de le rejoindre dans son lit. J’aime l’anarchie, mais avec les garçons, j’obéis. C’est ce que m’ont appris mes trois frères aînés. À dire oui. Sinon c’est le bâton. Christophe est plutôt mignon avec ses cheveux rasés et ses yeux marrons. Il veut savoir si j’ai déjà embrassé avec la langue et avant même que je lui réponde non, il ouvre ma bouche, en me serrant les joues, et y met sa langue trempée qu’il tourne à toute vitesse, dans un sens, puis dans un autre. Mon amie d’enfance Nathalie que j’aime autant que ma maman, m’avait dit qu’elle l’avait déjà fait, et que ça lui avait plu. De mon côté, je me suis ennuyée à compter les tours que Christophe fait rapidement avec sa langue dans ma bouche qui a sommeil. Le lendemain matin, au petit-déjeuner, il veut me prendre la main et entrelacer ses doigts dans les miens comme le font les amoureux, mais je préfère tartiner mes tranches de pain avec le bon miel savoyard. Christophe insiste comme savent le faire les garçons quand le directeur de l’hôtel vient me demander où est mon papa. Je ne sais pas, je lui réponds, j’ajoute que je veux avoir une chambre pour moi toute seule, que c’est une mauvaise idée cette histoire avec les enfants Marguet, mais je m’abstiens de lui expliquer la langue de Christophe trop mouillée et trop rapide que rien que d’y penser j’ai le tournis.

 

— D’accord pour la chambre, me répond-il ennuyé, mais il faut absolument que vous trouviez votre père, c’est urgent, il a les clefs du coffre de l’hôtel, et des clients réclament leur argent.

— Mais pourquoi mon père a les clés du coffre de votre hôtel, je le questionne du haut de mes 12 ans ?

 

J’ai le droit de ne pas parler à mon papa et de lui en vouloir de ne pas avoir su me protéger, mais j’interdis à quiconque de l’embêter et encore moins de lui faire porter une responsabilité qui ne lui incombe pas.

 

— Là n’est pas le problème, ajoute le directeur, il faut que vous m’aidiez à le trouver.

— Là est tout le problème, je continue sur le même ton comme si j’avais 30 ans. Mon père n’a pas pu prendre vos clés tout seul, pourquoi les lui avez-vous données ? Et ne me dites pas qu’il a voulu mettre quelque chose dans votre coffre, c’est impossible, à la maison, rien n’est jamais fermé, et il n’y a même pas de clé à la porte d’entrée, c’est vous dire comme il aime la liberté.

 

Le directeur est alors parti dans une explication comme quoi la veille au soir, ils étaient allés dîner avec des amis, oui ça je le sais, c’est pour ça que j’ai mangé, seule, des frites et que j’ai dit oui à Christophe Marguet pour qu’il mette sa langue dans ma bouche alors que je n’en avais pas trop envie. Puis d’un air embêté, il a chuchoté dans mon oreille qu’ils avaient peut-être un peu trop bu.

 

— C’est là, je crois, que j’ai donné les clés du coffre de l’hôtel à votre papa, mais sincèrement, je ne sais plus pourquoi.

 

Mon père n’a réapparu que trois jours plus tard. Trois jours pendant lesquels aucun client de l’hôtel n’a pu récupérer son argent. Trois jours où, au petit-déjeuner, le directeur, de plus en plus ennuyé et inquiet, venait me demander si j’avais eu des nouvelles de mon papa. Trois jours où je n’ai mangé que des frites et des goûters. Trois jours merveilleux où Léo Lacroix venait me chercher avec les enfants Marguet pour nous donner une leçon de ski avec d’autres enfants de la station. J’étais très fière de sauter les bosses et de descendre les pistes noires aussi vite que les garçons, et que Léo Lacroix, la star de la station, me dise que j’étais très élégante à ski. Aux Ménuires, c’était comme à Besançon, dès que quelqu’un savait que j’étais la fille de mon père, il me disait à quel point il l’aimait, que j’avais de la chance d’avoir un papa si formidable, si gentil, si drôle, mais que c’était quand même un sacré phénomène.

 

Mon père est revenu en fin de matinée.

 

— On va rentrer cet après-midi, Sylvie, je suis désolée, je dois écourter notre semaine, j’ai trop de travail qui m’attend à Besançon mais, promis, nous allons skier ensemble cet après-midi, d’autant que Léo m’a dit que tu étais une vraie championne qui n’a pas peur de descendre vite dans les noires et de sauter les bosses.

 

Nous avons pris le téléphérique pour aller déjeuner sur les pistes, j’ai mangé des frites. Très bonnes. J’en ai recommandé. Toutes aussi bonnes. Mon papa est fatigué mais content que je me régale autant. Au moment d’aller skier, ce que j’attendais depuis mon arrivée aux Ménuires et peut-être même depuis que je suis née que mon père voit combien je suis douée, j’ai cherché partout mes skis Rossignol Roc 550 tout neufs, mais on me les avait volés pendant le déjeuner.

Léo Lacroix et mon père Pierre Bourgeois au ski aux Ménuires
Léo Lacroix et mon père Pierre Bourgeois au ski aux Ménuires
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http://www.dameskarlette.com/2015/01/sophie-les-boules-de-sylvie-bourgeois.html

Chapitre 1

– Je ne peux pas continuer. La dernière fois, quand vous vous êtes mise à quatre pattes, j’ai bien vu que vous aviez fait exprès de me montrer votre string rose qui dépassait de votre pantalon.

Abasourdie d’entendre de telles inepties de la part de son psy, Sophie demeure bouche bée. Sa décision d’entamer une psychothérapie s’était concrétisée, il y a un, an chez son médecin généraliste.

– Depuis que j’ai arrêté la pilule qui me provoque des migraines, j’ai peur de tomber enceinte. Du coup, je repousse de plus en plus souvent Benjamin. Je suis devenue le genre de femme qui se relève la nuit pour manger au lieu de faire l’amour. C’est n’importe quoi.

– J’adore votre raccourci, avait-il répondu, stupéfait. J’ai dans ma bibliothèque le livre d’un psychologue américain qui met neuf cents pages à expliquer ce que vous venez de me dire en une phrase. Qui êtes-vous ?

– Une femme-enfant qui ne sait pas vivre sans un homme qui l’aime.

– Voulez-vous revenir m’en parler ?

– Je préférerais le faire avec un professionnel.

Exigeante sur son choix, elle avait détaillé avec précision ses critères de sélection. Il lui fallait un psychiatre, dix années d’études la tranquilliseraient. Un homme, de crainte qu’une femme, par jalousie, la conseille de travers. Freudien, des séances régulières de quarante-cinq minutes l’aideraient à se structurer. Qu’il soit âgé pour bénéficier de sa longue expérience. Et qu’il ait déjà publié des textes.

– Il me faut quelqu’un qui ne rentre pas dans mon jeu et sache me résister. Quand je me sens fragile, comme en ce moment, je veux séduire la terre entière en faisant mes petits yeux charmants, et j’oublie de faire travailler mon cerveau, c’est idiot, non ?

– Pour vous, je n’en vois qu’un, le docteur Picard, c’est une sommité dans son métier.

*

Picard continue sur sa lancée :

– Vous m’avez aguiché. Cela peut arriver dans tout travail analytique, mais déontologiquement, je suis obligé d’arrêter nos entretiens. Si vous le souhaitez, je peux vous donner l’adresse d’un confrère.

Après une longue inspiration pour essayer de se calmer, Sophie se rebelle d’une voix tremblante qui trahit son anxiété.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je ne me suis jamais mise à quatre pattes. Je me souviens très bien de vous avoir demandé la permission d’utiliser la prise électrique située derrière mon fauteuil pour recharger la batterie de mon téléphone, et je me suis baissée très élégamment pour l’atteindre.

Furieuse d’avoir été obligée de se justifier, elle ne parvient pas à analyser les sentiments contradictoires qui jaillissent en elle. D’un côté, elle se sent puissante d’être parvenue à anéantir ce roc de savoir et de culture, et de l’autre, dépitée que cet homme, sa seule bouée de secours, se soit écroulé comme un énorme gâchis.

– Et manque de pot pour vous, ajoute-t-elle sur un ton triomphal, je n’ai pas de string rose. C’est bien simple, je n’en ai même jamais porté.

Elle réalise mais trop tard qu’elle aurait mieux fait de se taire.

– C’est vrai quoi, pour une fois que je prends le temps de comprendre qui je suis et quelle place j’occupe sur cette putain de terre, je ne vais pas détruire le travail précieux que je fais chez vous à raison de deux ou trois séances par semaine, à cause de vos états d’âme.

– Mais…

– J’en ai marre que l’on me prenne pour celle que je ne suis pas. Vous allez me dire que c’est de ma faute à être toujours joyeuse même quand je suis au fond du trou. Du coup, c’est sûr, ça provoque des malentendus. En même temps, je n’ai pas envie de changer ma personnalité uniquement parce que la plupart des mecs confondent sourires et avances. Surtout que je suis tout sauf une allumeuse. Vous me croyez au moins quand je dis ça ? Même si je sais qu’en tant que freudien, vous remettez toujours en cause ce que vous dit un client, enfin, je veux dire un patient.

Voyant que la fin de sa séance approche, elle conclut sèchement :

– Voilà ce que je vous propose, vous réfléchissez à tout cela et on en reparle mercredi. Ça vous va ?

Bouleversée d’avoir réussi à inverser les rôles, Sophie se met à hoqueter. Confuse, elle se lève, tend son chèque et sort.

*

L’air frais de fin novembre l’aide à retrouver ses esprits. Un string rose ! Quel grand couillon ! soupire-t-elle en pénétrant dans le métro.

Il est 18 heures. Elle a juste le temps d’aller au Bon Marché choisir une brassière pour tenir sa poitrine lorsqu’elle fait ses footings. La sienne n’a plus d’élastique. Sa brassière. Pas sa poitrine. Comme le rayon sport jouxte celui de la lingerie, Sophie en profite pour acheter un ensemble soutien-gorge. Ce n’est qu’en payant à la caisse qu’elle réalise que sa culotte est… un string et que celui-ci est… rose.

Salopard de psy ! peste Sophie. Offusquée de s’être transformée aussi rapidement en jouet du docteur Picard, elle saisit d’un geste irrité le paquet que lui tend la vendeuse et n’a plus qu’une envie : le jeter dans la première poubelle venue. Ce qui, à part de lui faire perdre 60 euros, ne lui apporterait rien. Contrariée, elle se sent moche et redevient une petite fille perdue qui a besoin d’être éperdument consolée. Elle téléphone à Benjamin.

– Salut ! Ça va ? demande-t-elle d’une voix fluette en faisant tourner ses cheveux entre ses doigts.

– Tu te souviens que j’existe ?

– Tu ne vas pas me faire une quiche parce que je ne t’ai pas appelé depuis trois jours. Je ne suis pas en forme. Rien ne va dans ma vie. J’ai l’impression que je mets toute mon énergie pour la rater. Tu fais quoi ce soir ?

– J’ai un dîner.

– Je peux venir avec toi ? Si vous allez au resto, je t’invite. Profite ! Pour une fois que je suis généreuse, plaisante-t-elle.

Face au silence de Benjamin, Sophie comprend que celui-ci a l’impression d’être pris pour le bouche-trou de service.

– Ta Frappadingue t’a abandonnée ?

– N’importe quoi ! Dis-moi oui. J’ai envie de te voir, minaude-t-elle.

– Tu sais quoi, tu me fatigues.

– Laisse tomber.

– Ah, non ! Tu ne vas pas me faire culpabiliser. Ce n’est pas moi qui ai décidé de faire un break.

– Écoute, on ne va pas revenir là-dessus. Ça t’ennuie si je dors à la maison ?

– C’est bon. Tu as gagné.

– Quoi ?

– Le frigidaire est vide. Où veux-tu que je te retrouve ?

– Je peux passer te prendre à ton bureau, murmure Sophie, soulagée. Je suis à deux pas.

– D’accord, mais tu ne montes pas.

– C’est nouveau ?

– Ça déstabilise les autres de te voir. Ils n’arrivent pas à savoir si l’on est toujours ensemble ou pas, assène Benjamin, froidement.

– J’espère que tu leur as dit que oui.

– Non.

– Pourquoi ?

– Tu ne te souviens pas qu’au pot de départ de Laurent, tu as raconté que tu avais déménagé une partie de tes affaires chez une copine ?

– Ils m’horripilaient à ne parler que de leurs gosses. J’avais envie de leur montrer que notre union était atypique et pimentée, ajoute-t-elle, déçue que Benjamin soit aussi sensible au qu’en-dira-t-on dont elle se fiche totalement.

– Je me demande si tu n’es pas devenue folle, ma pauvre fille.

– Faux ! Mon psy me trouve très intelligente.

J’aurais pu trouver mieux comme réplique, bouillonne-t-elle. Mais il y a une chose que je ne supporte pas, c’est qu’on me traite de folle. Je suis différente, certes, mais pas barge.

– Tu sais quoi, Benjamin ? Va dîner avec tes copains. Ça évitera de nous engueuler.

*

Qui a deux maisons perd la raison ! chantonne amèrement Sophie en raccrochant. Depuis cinq mois, elle se partage entre le domicile conjugal avec Benjamin et le sublime appartement d’Alix. Ce qui veut dire qu’elle a deux couettes, quatre oreillers, deux pèse-personnes, des fringues éparpillées partout et chaque soir, l’angoissante question de savoir où dormir, ce qui la déstabilise, mais pour le moment, elle n’a pas d’autre solution.

Tout avait commencé un samedi après-midi. Sortant d’un déjeuner avec sa meilleure amie, Géraldine Chambon, Sophie avait surpris Benjamin regarder d’un air attendri les couffins et les habits de bébé chez Bonpoint. Le soir-même, elle lui annonçait qu’il était temps qu’elle lui rende sa liberté car jamais elle ne fonderait une famille. Même si leur rupture lui brisait le cœur, elle se sentait incapable de lui demander de renoncer à son désir de paternité. Chaque fois qu’ils évoquaient le sujet, elle répondait qu’elle refusait de prendre le risque de faire un gosse qui, en grandissant, pourrait ne pas lui plaire. C’est vrai quoi, répétait-elle avec gravité, tous les humains ne sont pas formidables. Il y a beaucoup de malveillants. Pourquoi le mien, parce qu’il serait sorti de mon ventre, ne deviendrait-il pas un odieux personnage qui me gâcherait la vie ? Elle refusait également de devenir l’esclave de sa progéniture qu’il faudrait accompagner à l’école ou aux anniversaires. Sa décision créait de l’agressivité chez certaines de ses copines qui lui reprochaient d’abandonner la principale fonction de la femme sur terre. Le poids de la procréation était un labeur que toutes devaient se partager au nom de la sauvegarde de l’espèce. Il n’était pas courageux de s’en désolidariser avec autant d’insouciance. D’autres lui prédisaient une vieillesse aigrie lorsqu’elle réaliserait qu’elle ne laisserait aucune trace derrière elle. Il n’y avait que Géraldine, dont le rêve était d’avoir un enfant, qui compatissait. Elle avait vu Sophie si choquée à la mort de sa mère, quinze ans auparavant, suivie deux mois plus tard du suicide de son père, qu’elle concevait que celle-ci soit incapable de se projeter dans la maternité, par peur de souffrir si le nouvel objet de son adoration devait, à son tour, disparaître.

Jamais Benjamin ne lui avait fait de chantage affectif, mais il avait usé de tous les arguments qu’un homme épris pouvait inventer pour tenter de la convaincre : elle serait une mère remarquable. Avec son sens de l’éducation, le bébé serait propre dès neuf mois, comme elle au même âge. La grossesse épanouirait sa féminité. Avec sa chance de ne jamais prendre un gramme, elle retrouverait son poids sans problème. Il voulait prolonger leur amour dans la création d’un être qui rassemblerait leurs gênes pour continuer d’exister après leurs morts. Il n’avait jamais lâché l’affaire tant il lui était essentiel de se reproduire.

Malgré toutes ces déclarations d’amour, Sophie n’avait jamais cédé. Désespérée que sa présence ne suffise plus à rendre Benjamin heureux et qu’un hypothétique bébé puisse envenimer leur relation au point de ne plus arriver à imaginer leur avenir ensemble, elle avait commencé à tomber dans de grands excès de mélancolie. Elle qui avait toujours été dynamique et positive ne se reconnaissait plus. Asphyxiée par le poids d’une terrible angoisse, elle se sentait sombrer sous une lourde chape de plomb. Exempte de tout désir, chaque geste dorénavant lui coûtait. Même saisir son téléphone pour décaler un rendez-vous professionnel lui était devenu difficile. Elle passait des journées entières, allongée sur son lit, à ressasser les erreurs de son passé, à regretter d’anciennes amitiés avec lesquelles, intolérante et intransigeante, elle s’était fâchée, à se reprocher d’avoir refusé des propositions de travail alléchantes de crainte de voir sa liberté s’émousser. Puis elle s’endormait parmi les héros de ses séries américaines préférées qui se mêlaient au décor de la maison de ses parents. Vacillant entre réalité et fiction, elle se réécrivait une existence dans laquelle elle évoluait vers un avenir radieux, couverte d’amour, pire que si elle était redevenue une adolescente incapable de se prendre en mains.

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