L'enfance fracassée
À la petite école, puis au collège où j’étais dans des établissements privés et religieux, le mot qui revenait constamment, me concernant, était impertinente. Sur mes bulletins scolaires, sur les rapports des conseils de discipline, sur les mots envoyés à mes parents, impertinente, impertinente, impertinente. Je me souviens surtout que je m’emmerdais fermement à l’école et au collège. C’est bien simple, je n’y ai rien appris. Tout ce que je sais, je l’ai appris avec mes parents. En les observant. En les regardant. En les écoutant. En les aimant. Grâce à eux, j’ai compris à quel point la liberté était la valeur la plus importante. La liberté et l’ouverture d’esprit. La curiosité aussi. Enfant, tout m’intéressait. Je passais mon temps dans les livres. Je lisais en permanence. J’ai très vite abandonné les romans de la Bibliothèque Rose pour me plonger dans les biographies de peintres célèbres. Le parcours de ces artistes me passionnait. À la maison, nous avions des peintures de mon père qui ne voulait plus peindre. Ses tableaux étaient superbes. Mon père m’impressionnait. Moi aussi, je dessinais bien, mais je n’osais pas dessiner de crainte de ne pas avoir son talent. Je ne voulais pas rivaliser avec lui, je préférais m’effacer et l’admirer. Les gens l’adoraient. Il était intelligent, généreux, doué, séducteur, et surtout terriblement drôle. Mes parents organisaient souvent des grands dîners où mon père, excellent conteur, narrait les histoires qu’il lui était arrivées. Il transformait un rien en une anecdote hilarante.
Puis, un jour, ma vie de petite fille heureuse a vacillé. Il y a eu ce déchirement. Cet effroi. Cette détresse. C’était pire qu’une douleur. Pire qu’une souffrance. Une sorte de mort. La mort de mon enfance. De mon innocence. De ma gaieté. Ce n’était pas mon papa. Mon papa ne savait pas. Ma maman non plus. Je me suis tue. Les mots étaient impossibles à prononcer. D’ailleurs, je continue de me taire. Je ne peux pas l’accuser. Il nierait. Il me tuerait. Je préfère rester vivante. J’avais 8 ans. Et oublier. Même si je n’arrive pas à oublier. L’onde de choc est toujours là. Avec ses dégâts irréversibles.
À partir de là, j’ai arrêté d’aimer. Et j’ai commencé à haïr. Je haïssais tout. À commencer par moi. Je me haïssais. J’ai haï aussi mon père, peut-être parce qu’il n’avait pas su me protéger. Il ne pouvait plus m’approcher, ni m’embrasser. Au travers du refus de son amour, je lui envoyais des appels au secours. Mais c’était impossible pour mon père de me comprendre, je ne laissais rien transparaître. Il en était malheureux. Souvent, il se plaignait à ma mère : Mais qu’est-ce qu’elle a Sylvie à toujours me repousser ? Je n’aimais que ma maman, mon chien Sam et ma meilleure amie, Nathalie.
Mon verbe est alors devenu violent. C’était ma façon d’éloigner ceux qui voulaient s’approcher trop près. Mes mots sont devenus mes bouées de secours. Ils me servaient de barricades. Dorénavant, la confiance, c’était fini. Je ne voulais compter que sur moi pour me protéger. J’étais toute petite, toute maigre, seule ma rage me rendait forte. Chaque mot que je prononçais vomissait le déchirement de mon ventre fracassé. Il vomissait mon effroi. Il vomissait ma détresse. Mes réparties m’apportaient de la vigueur, de l’espoir, de la grandeur. Alors, oui, à l’école, je suis devenue impertinente, insolente, indisciplinée. Je balançais mes mots pleins de fureur, de dégoût, de désespoir, à tous ceux qui voulaient m’imposer leur autorité. Pour ne pas m’effondrer dans ce monde où un grand m’avait détruite, je me débattais avec mes mots. Je hurlais ma rage pour que l’on m’entende. Pour que je sois le centre du monde. Pour que tous les regards soient braqués sur moi. Pour que quelqu’un comprenne à quel point j’étais brisée, cassée, salie, finie. Mais personne n’a jamais compris.
En 6ème, une psychologue désignée par mon collège est venue plusieurs fois à la maison me questionner afin de tenter d’expliquer mon comportement. Dans son rapport, elle avait écrit que j’étais trop gâtée. Elle a même parlé de mon chien Sam. Elle n’avait rien compris. Rien vu. Rien senti. Rien analysé. Elle s’était bêtement mise en rivalité avec cette jolie petite fille blonde aux grands yeux bleus qui ne voulait rien montrer de sa souffrance. Qui était provocante pour masquer sa douleur. Qui frimait pour faire illusion. Qui avait un verbe affuté pour que l’on me foute la paix.
Je détestais être obligée d’aller à l’école. Je n’avais qu’un rêve, rester auprès de ma mère. Je savais qu’auprès d’elle, rien ne pouvait m’arriver. J’aurais ainsi pu redevenir une petite fille douce et aimante. J’aurais tellement voulu rester plus longtemps une enfant. Une enfant qui aurait pu continuer d’admirer son papa plutôt que de le haïr. Paradoxalement, tout en le repoussant, pour attirer son attention et prendre le dessus sur lui, chaque jour, je mettais toute mon intelligence au service des bêtises que j’allais pouvoir inventer afin qu’ensuite il puisse les raconter lors des dîners avec ses copains. C’est ainsi que la provocation et le rire sont devenus mes meilleurs amis. Mes réparties m’ont alors apporté de la force, de l’espoir, de la grandeur, de la joie aussi. J’adorais quand mon père, qui n’aimait pas non plus l’autorité, répétait à ses invités mes idioties que je faisais subir à mes professeurs. Ça le faisait rire. Car j’étais devenue très bonne en bêtises et en réparties. Mes notes étaient souvent désastreuses lorsqu’il s’agissait d’apprendre par coeur des leçons qui ne m’intéressaient pas, en revanche, j’excellais en mathématiques et dès qu’il fallait faire preuve de logique, d’audace, d’inventivité, d’imagination, de sens pratique, de concentration.
Un grand m’a détruite. Le système scolaire m’a achevée. La joie que j'ai trouvé dans la force de mes mots m’a sauvée. Avec les années, les amours, les amitiés, ceux-ci se sont apaisés et m'ont adoucie.
Sylvie Bourgeois Harel
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POUPÉE. BRÈVES ENFANCES (nouvelle) - Sylvie Bourgeois fait son blog
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