J’ai été élevée au milieu de garçons. Mes seules références féminines étaient ma mère qui ne travaillait pas, ma grand-mère morte lorsque j’avais 9 ans, et ma meilleure amie de mon âge. Mais j’observais. J’observais l’évolution de Marie, la secrétaire célibataire de mon père, qui portaient des mini-jupes de plus en plus courtes avec des manteaux maxi de plus en plus longs. Amoureuse de Barret, le dessinateur de l’atelier d’architecture et de publicité de mon père, elle attendait, mettant sur son nez des lunettes de plus en plus grandes, et aux pieds des talons compensés de plus en plus hauts, que le beau Barret se déclare. Mais Barret, c’est ma tante Pauline qui l’a eu, un été, où Barret et Marie avaient été invités en vacances chez mes parents dans le Sud, ma tante divorcée et prédatrice sexuelle étant notre voisine, elle n’a eu qu’à tendre la main d’autant qu’elle était la pionnière des seins nus sur la plage. Pauline était professeur de sciences naturelles et étudiait dans son lit l’anatomie masculine de chaque homme qu’elle prenait en stop dans sa 4L, de préférence des barbus qui râlaient contre la société de consommation en pleine essor.
Ma mère me répétait que je devais bien travailler à l’école afin de devenir financièrement indépendante et de ne jamais avoir besoin d’un homme pour payer mon loyer et voyager. Ma mère aimait la nature et les livres. Mais elle était constamment épuisée par l’énergie masculine de la maison pour laquelle elle devait faire à manger en permanence. Faire les courses, préparer les repas, débarrasser la table, ranger la cuisine. J’étais la dernière après trois garçons, et dès mes 6 ans, je l’aidais. À faire les courses, préparer les repas, débarrasser la table, ranger la cuisine. Je la consolais aussi quand, épuisée, elle quittait le repas en disant qu’elle avait hâte d’être dans le trou.
Madame Collaud, la boulangère chez qui j’achetais des gros pains, aussi, était toujours fatiguée, jusqu’au jour où elle est morte, un de ses fils qui était dans ma classe avait 8 ans. Dans le quartier, les femmes chuchotaient en silence que cette pauvre madame Collaud était morte de s’être fait avorter en cachette, épuisée que le boulanger la mette enceinte chaque année. La mère de ma meilleure amie est morte aussi, quelques mois plus tard, d’un cancer, tout comme ma grand-mère, mon grand-père, la dame qui organisait à la maison des réunions Tupperware, la coiffeuse qui faisait des chignons de laque, immenses, à ma mère, monsieur Royer du bureau de tabac, sa fille qui tenait le pressing, et l’épouse de notre docteur de famille. Le seul à avoir eu une rémission a été Roland, l’ami poète de mes parents obligé de cacher son homosexualité, sauf à la maison où mes parents revendiquaient la liberté et la tolérance. J’entendais ce mot, cancer, sur toutes les bouches lorsque je faisais les courses chez les commerçants où les épouses tenaient toujours la caisse, tandis que les maris servaient les clientes. Ces couples semblaient inséparables beaucoup plus que ceux qui venaient danser à la maison aux soirées que mes parents organisaient chaque mois, et où il n’était pas rare que je surprenne le mari de l’une embrasser la femme de son copain qui lui-même essayait de voler un baiser à ma mère pendant les slows où mon père mettait sur sa platine BO la chanson Sag warum qui leur donnait, à tous, l’envie de s’aimer avant qu’il ne soit trop tard. Quand mes parents invitaient à dîner des clients pour qui mon père assurait un service après-vente impeccable en couchant avec leurs épouses qui s’ennuyaient fortement dans la jolie maison qu’il venait de leur construire, les hommes fumaient cigarettes sur cigarettes, buvaient whisky sur whisky, et citaient Freud, Marcuse, et les publicités Marlboro qui les faisaient passer pour des cowboys bisontins au volant de leur BMW ou Mercedes qu’ils conduisaient à 200 à l’heure. Mon frère aîné, aussi, conduisait sa moto à 200 à l’heure, et sans casques, avant de partir au service militaire la veille de sa majorité fixée à 21 ans.
En sixième, après avoir rendu visite avec ma mère aux ouvrières de Lip qui s’était érigées en communauté autonome afin de pouvoir continuer à fabriquer et vendre des montres, malgré la fermeture de l’usine, nous avons manifesté à leurs côtés avec ma tante divorcée nymphomane venue spécialement à Besançon pour participer au mai 68 franc-comtois, et pleins d’étudiants barbus qui avaient commencé à envahir notre salon depuis que ma mère faisait des conférences au sein d’une association culturelle. Pendant qu’ils vidaient notre frigidaire et la cave de mon père, elle écoutait, en fumant alors qu’elle ne fumait jamais, leurs revendications et les aidait à synthétiser leurs convictions révolutionnaires. Afin de ne pas leur ressembler, je me suis mise à travailler à 12 ans, après l’école, de 5 à 7, j’étais boulangère, et aussi les mercredis et samedis après-midi, et le dimanche matin. Je buvais des panachés-bière avec les vendeuses pour me vieillir. Le soir, deux fois par semaine, je rejoignais des grands de 20 ans qui avaient monté une troupe de théâtre. Un étudiant barbu de ma mère, certainement pour se débarrasser de moi car je ne décollais pas du salon quand ils fumaient avec elle et buvaient les grands crus de mon père, en exposant leurs idéologies maoïstes et trotskistes, m’avait donné leurs coordonnées. J’étais arrivée en pleine séance d’improvisation. Après m’être roulée par terre en hurlant ma haine de la famille que j’exprimais à chaque repas quand mes frères envisageaient de me marier plus tard à un homme riche afin de pouvoir venir habiter chez moi, ils ont décidé de me donner le rôle d’un enfant-roi dans une pièce de Ionesco que nous avions joué au théâtre en fin d’année.
Ma mère m’a transmis le goût de la nature et des livres. Je lisais tout le temps. À 14 ans, les biographies des peintres me passionnaient, Suzanne Valadon me fascina, et les dix tomes des Histoires d’amour de l’histoire de France, écrits par Guy Breton, achevèrent mon éducation et ma compréhension du monde, le sexe et l’argent étaient les mots-clés.
*
Après la boulangerie, par souci d’indépendance, j’ai continué de travailler, je n’ai pas fait d’études, mais j’ai toujours continué de lire. Beaucoup. À 20 ans, mes auteurs préférés étaient Balzac, Guitry, Claudel, Marivaux, et aussi Freud. À l’époque, je ne savais pas que son neveu américain Edward Bernays, le père des Relations Publiques et de la propagande, s’était servi des travaux de son oncle et du Français Gustave le Bon qui avait écrit, en 1895, La psychologie des foules, pour mettre au point des méthodes de manipulation de l'opinion et d'incitation à la consommation. En 1929, ayant comme client Lucky Strike, Bernays transgressa l’interdit de la cigarette pour les femmes en créant des publicités où de jolies jeunes filles, sous le slogan les torches de la liberté, fumaient en public afin d’affirmer leur indépendance et leur émancipation.