Normalement, tous les ans, on va passer Noël à Saint-Tropez, c’est là où ma maman est née au bord de la Méditerranée. C’est très joli et on se baigne dans la mer car ma maman, c’est une sirène dauphin qui sait très bien faire les crêpes. Mais cette année, on reste à Besançon parce que mon grand-père du côté de mon papa est malade, et ma maman ne veut pas laisser Henriette toute seule, même si elle a 50 ans. Henriette est grande et maigre, et ses parents sont morts quand elle avait 8 ans. Ses frères aînés, qui avaient déjà la majorité, ont dit au juge qu’ils allaient la garder et s’en occuper aussi bien que si elle était leur fille. Ils devaient avoir une drôle de notion de la famille car ils l’ont enfermée dans un placard, et ils ne la sortaient que pour lui faire faire le ménage et la violer. Ils habitaient une ferme dans le Haut-Doubs et là-bas, à part de la neige en hiver et des vaches en été, vous avez beau crier, personne ne vous entend. Le Haut-Doubs, c'est très beau, mais c'est très froid aussi. Et les paysans, c'est bien simple, ils mangent de la saucisse de Morteau avec du comté, puis ils vont se coucher à la même heure que leurs poules. Elles sont comme leurs bœufs, elles pondent leur lait très tôt.
Un jour, un de ses frères violeur est mort. Henriette, qui avait alors 45 ans, a réussi à s’échapper. Elle a couru très loin jusqu’à Pontarlier où elle s’est cachée derrière une poubelle remplie de papiers cadeaux et d’emballages de foie gras. C’était un 25 décembre, et tous ces restes de fête, ça lui a fait un peu comme un réveillon. C’est l’assistance des hôpitaux qui l’a trouvée. Elle était gelée, recroquevillée, à même pas savoir pleurer puisqu’elle n’avait jamais eu quelqu’un pour la consoler.
Quand elle s’est réchauffée, elle a commencé à venir jouer aux Dames chez mon grand-père qui était veuf. Pour la faire bénéficier de sa retraite de douanier, il l’a épousée. Mon papa n'était pas content alors qu’il est le premier à faire des bêtises, et avec des femmes qui ne sont même pas ma mère. Et quand ma maman l’apprend, elle lui crie dessus et le traite de Matou de Montrapon. Montrapon, c’est le quartier où l’on habite à Besançon. Puis elle découpe sa tête des photos de famille qui sont posées sur l’étagère à côté du téléphone, et elle accroche son pyjama avec une punaise sur la porte d’entrée qu’elle ferme à clé, comme ça, mon papa est obligé d’aller dormir à l’hôtel. Bien fait ! Si seulement il pouvait emmener mon frère aîné avec lui ! Le lendemain, il rentre tout penaud avec la même tête que mon chien quand il a fait une bêtise du genre tuer une poule. Ma maman attend trois jours, puis elle passe l’éponge car elle l’aime et lui aussi, et tout redevient comme avant, mon frère aîné recommence à m’embêter ou à m'enfermer. Faut dire, il est dans l’âge bête où à part de me demander de lui obéir, il ne fait rien de ses journées. Même mon chien ne peut plus le supporter.
Et puis un jour, je ne sais pas pourquoi, mais tout repart de plus belle. Les poules tuées, ma maman trompée, les photos découpées, les pyjamas punaisés, les portes fermées, mon papa à l'hôtel, mon frère aîné excité. Je vous jure, j’ai 8 ans comme Henriette dans son placard, et chez moi, aussi, la vie est compliquée. Chez mon grand-père nouveau marié, c’est très calme. J’y ai passé une semaine l’été dernier pour aller respirer l'air pur de la montagne parce que j’avais trop toussé durant l’année. Mon grand-père me couchait à 7 heures, encore plus tôt que les poules du Haut-Doubs alors que je ne ponds pas. J’entendais les enfants des voisins jouer dans la cour. J’avais envie de les retrouver, mais je ne disais rien parce que j’aime mon grand-père. La journée, il fabrique dans son établi des petites seilles en bois sur lesquelles il grave en italique Pontarlier, puis il les vend aux touristes de Oye-et-Pallet. Dedans, on peut y mettre ce que l’on veut, des trombones, des bonbons. Ma mamy y range son dentier sur sa table de nuit, mais ce n'est pas pratique car quand elle dort, mon chien le lui vole, et le matin, quand elle rit sans ses dents, on dirait qu’elle a 100 ans, je l'aime car c'est une grand-mère enfant qui s'amuse tout le temps.
Mais depuis un mois, mon grand-père est malade du cancer du sang à l’hôpital de Besançon, et peut-être même, m'a dit ma maman, qu’Henriette sera veuve de douanier sans pouvoir toucher à la retraite car ils ne sont pas mariés depuis assez longtemps, ce serait dommage car elle n'est pas encore habituée à être une dame de Pontarlier à dire bonjour aux commerçants. Hier, quand je suis rentrée sans frapper dans la chambre de mon grand-père, j’ai vu une infirmière qui lui plantait une aiguille dans le cœur, je ne veux pas qu’il meure.
J’ai déjà vu un mort. C’était une morte. La femme du parrain de mon frère idiot. Elle était allongée sur un canapé. On aurait dit une enfant. Quand le parrain m’a obligée d’aller l’embrasser, j’ai compris que la mort c’était aussi froid que le Haut-Doubs quand mes parents louent une ferme et qu'on se lave avec de l'eau glacée avant d'aller faire du ski de fond.
Ce soir, c’est Noël, et je ne veux pas que mon grand-père devienne gelé comme le lac de Saint-Point sur lequel je fais du patin avec juste mes bottes aux pieds, sinon Henriette sera obligée de retourner dans son placard, alors que, depuis un mois, elle ne tremble plus et ose enfin me parler. Mon Dieu, faites que mon vœu soit exaucé, et aussi que mon frère arrête de m'embêter. Mais quand j'ai levé les yeux au ciel pour regarder si Dieu m'écoutait, j'ai surtout vu mon papa qui, ayant entendu le téléphone sonner, descendait de l'escabeau où il avait accroché une étoile au sommet de notre immense sapin qui vient directement du Haut-Doubs où les sapins sont les plus hauts et les plus beaux du monde. C'était l’hôpital. Pour la première fois, j’ai vu mon papa pleurer.
Le lendemain, nous étions tellement tristes que ma maman m'a emmenée aux Founottes, c’est le quartier de Besançon où vivent entassées les familles défavorisées, et j’ai donné mon vélo bleu flambant neuf et mes jouets à des enfants nombreux qui vivaient dans une seule pièce. C'était sale et ça ne sentait pas bon, mais quand j'ai vu les sourires de tous ces petits de mon âge qui me disaient merci, je me suis sentie devenir grande et importante, et différente. J'étais le messie et je volais au paradis. J'avais chaud au coeur, et même les problèmes avec mon idiot frère aîné n'existaient plus. J’ai pensé à mon grand-père parti aux cieux, et à Henriette qui n'avait jamais eu de cadeau.
A l’école, quand les filles de ma classe m’ont demandé ce que j’avais eu à Noël, je leur ai répondu que j’avais offert à des pauvres mal habillés tous les jouets que j’avais reçus et aussi tous les anciens avec lesquels je ne m'amusais plus, et j’ai ajouté que, grâce à ma maman, j'avais appris que savoir donner était le plus beau des cadeaux.
Sylvie Bourgeois
Brèves enfances (recueil de 34 nouvelles)
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