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"... Je savais que c’était fini. Je l’aimais, alors je le savais.
 
Je suis retournée dans la chambre de ma mère. Au son de sa voix, j’ai compris qu’elle était soulagée de me savoir là. Elle m’a demandé de lui masser les pieds puis d’aller me coucher afin de ne pas être trop fatiguée le lendemain. Elle s’inquiétait au sujet de ma santé, trouvait que j’en faisais trop pour elle.
 
Je l’ai embrassée et fait semblant de sortir, mais, sans faire de bruit, je me suis allongée au pied de son lit. Je me suis emmitouflée dans une couverture à portée de main, et j’ai écouté son souffle. Le souffle rassurant d’une maman. Il m’a rappelé les dimanches où nous cherchions des champignons dans la forêt, chaussés de bottes en caoutchouc. Mon chien courait devant nous. Quand il est mort écrasé par une voiture, ma mère m’avait téléphoné en larmes. Je lui avais conseillé d’en acheter un autre. Elle avait été terriblement choquée par ma dureté. Pourtant j’ai adoré mon chien, mais je ne savais pas que la mort pouvait faire mal. Surtout, je venais d’avoir vingt-et-un ans et j’avais déjà pris goût à Paris où tout était si vite remplacé.
 
Soudain, ma mère a gémi. Je me suis redressée.
 
- Tu as besoin de quelque chose maman ?
- Tu es là ? Oui, je voudrais un verre d’eau, je suis déshydratée, j’ai l’impression d’étouffer… et aussi mon bassin pour faire pipi… mais ensuite tu iras te coucher, hein, promis ?
- Oui maman, je te promets.
- C’est bientôt le jour ?  
 
J’aurais aimé vivre intensément ces derniers moments. Mais ce n’était pas possible. L’intensité, elle est dans le quotidien, quand tout va bien, pas dans les moments extrêmes. J’en étais aux gouttes d’eau que je lui faisais glisser sur sa langue, à l’oreiller que je lui calais afin qu’elle ait moins mal au dos. Ses soins réclamaient de la précision et de la concentration, ils ne laissaient aucune place à l’émotion. Je devais également lutter à ne pas me laisser submerger par mon chagrin, ni éclater en sanglots, et encore moins succomber à la fatigue.
 
Ma mère a fini par s’endormir, mais au bout de quelques minutes, elle s’est réveillée, affolée, apeurée.
 
- Tu es toujours là ? C’est bientôt fini ? Je veux dire, la nuit ?
- Je t’aime maman.
- J’ai mal.  
 
J’ai passé la nuit ainsi, entre douleur et douceur, à essayer de la soulager.
 
                                                      *
 
Le lendemain matin, l’infirmière et l’aide-soignante sont venues lui donner ses soins quotidiens. J’ai profité de leur présence pour me préparer une tasse de thé dans la cuisine. Soudain, je les ai entendues crier :
 
- Marie, votre maman, votre maman, mon Dieu, venez vite Marie.
 
J’ai accouru dans la chambre de ma mère qui était assise sur son lit, les yeux perdus dans le vide, les bras tendus en avant, en train de crier : « ère, ère, ère ! » L’infirmière était affolée.
 
- Mon Dieu, votre pauvre maman, elle nous a pourtant bien parlé quand nous sommes arrivées ce matin, et voilà que… oh mon Dieu, votre pauvre maman.
- Que veux-tu maman ? Dis-moi. Tu veux ton verre ?
- Ére, ère, ère.
- Tu veux ton verre ? Tu veux ton père ? C’est ça ?
- Ére, ère.
- Tu veux ta mère ? Maman, essaye de me parler.
- Mon Dieu, ma pauvre Marie, j’appelle le médecin de garde.  
 
Les quelques heures précédant la mort de ma mère sont tellement intemporelles qu’aujourd’hui encore, je me vois dans sa chambre. Ma mère est là. Agitée. Elle a le regard fixe. Elle semble hypnotisée. Ses mains cherchent à attraper quelque chose au loin. Elle ne m’entend pas. Peut-être même ne me reconnait-elle déjà plus. Le docteur arrive à ce moment-là.
 
- C’est trop tard, je ne peux rien tenter, votre maman est en train de mourir.
- Elle souffre ?
 
L’infirmière et l’aide-soignante partent, bouleversées.

Je m’assieds près de ma mère sur le lit et je la prends dans mes bras. Elle crie toujours, très agitée, le regard perdu dans le néant. Déjà.
 
Soudain, ses bras retombent, sa tête se colle contre moi, son corps devient mou, mou comme une poupée de chiffons. Elle se met à gémir. Doucement. Une longue plainte.
 
- Son agonie va durer ainsi jusqu’à la fin, je suis désolée mademoiselle.
- Partez, je veux rester seule avec elle.  
 
J’ai besoin de serrer ma mère. Je l’embrasse. Sur le front. Les joues. Les paupières. Je l’embrasse intensément, qu’elle comprenne que je suis là. Je berce ma mère comme une enfant. Son cœur bat, mais ses yeux ne me répondent pas. Je pense à mon père. Il n’aurait pas supporté d’être sur sa chaise roulante et de regarder sa femme mourir sans pouvoir la prendre dans ses bras.
 
Il est midi. Je sens les battements du cœur de ma mère se ralentir, s’affaiblir. Ses inspirations ressemblent maintenant à un long et douloureux râle. Mon cœur se règle sur le sien. Ses expirations s’espacent de plus en plus comme si elle retenait son souffle. Je me mets à compter, un, deux, trois… huit secondes. Elle expire toutes les huit secondes. Seulement. Ce n’est pas suffisant. Je pense au temps. Au temps qui s’agrandit. Qui part. Un, deux, trois… dix secondes. C’est affolant. « Maman, non. Pas maintenant. Maman, non. » Un, deux, trois… quinze secondes. C’est le silence. « Non, maman. » Le rien. L’attente. Le non espoir. Le temps suspendu. Je veux retarder le moment de la fin. Je lui demande de respirer encore une fois. Pour moi. Pour nous. Pour la vie.
 
Ma mère est l’amour de ma vie. Je l’ai toujours protégée, adorée. J’ai besoin d’elle. Je le lui dis : « maman, j’ai besoin de toi. Respire maman. Respire. Respire ». Je suis si concentrée à tenter de la maintenir encore un peu en vie que je ne peux pas pleurer. « Respire maman. Respire. Respire. » Elle finit par inspirer un très long râle. Puis de nouveau, rien. Elle est calme. Silencieuse. Fermée. Je compte, un, deux, trois… dix secondes… vingt secondes. Ma tête est vide. Je ne pense qu’à compter les secondes qui la retiennent de l’éternité. « Respire maman. Respire. Respire encore une fois pour moi, maman. S’il te plait. Il le faut, il le faut. J’en ai besoin, maman. » Elle inspire alors une nouvelle fois, très profondément, comme si elle m’avait entendu et qu’elle était d’accord pour rester, avec moi, dans notre intimité si limitée par le temps qu’il nous restait. « Merci maman. Merci mon amour. Merci. »
 
Soudain sa tête glisse et vient se blottir contre ma poitrine. Sa bouche se fige. À moitié ouverte. Ses yeux se fixent. Grands ouverts. Je regarde l’heure. Treize heures. Ma mère est morte à treize heures. Son agonie aura duré trois heures. Je la tiens serrée dans mes bras. Je ne peux pas la quitter. Je caresse les joues de ma mère. Je lisse ses cheveux frisés. Ils sont trempés. Epuisés d’avoir lutté. Je veux imprimer son visage à jamais. Je la regarde. Je la regarde. Je la regarde. Je ne veux pas l’oublier. « Au revoir maman, je t’aime maman. Au revoir maman. Je t’aime maman. » Je pose ma main sur ses yeux et, avec mes doigts, je fais glisser ses paupières pour les fermer à jamais. C’est un geste que je n’ai jamais fait, que l’on ne m’a jamais appris, et que pourtant j’ai su faire. Ce geste me ramène à la réalité. Ma mère est morte et je n’ai plus personne à aimer. Je téléphone à Raphaël pour le lui annoncer.
 
Lorsque le médecin est venu constater le décès, il m’a conseillé de mettre ma mère à la morgue.
 
- Pas question, elle reste avec moi, à la maison.
- Mais avec la chaleur, il vous sera difficile de garder son corps au frais.
- Les pompes funèbres vont apporter du matériel de réfrigération.
- Quand même.
- Quand même quoi ?
- C’est plus pratique dans une morgue.
- Laissez-moi, j’ai besoin d’être seule.  
 
Le service d’hospitalisation à domicile est venu récupérer son matériel, lit, table, perfusion, seringues, morphine. Je les ai remerciés pour leur humanité. L’embaumeur est arrivé en fin d’après-midi. Je lui ai demandé de rester. Il a refusé. J’ai insisté. Il m’a dit que je serais choquée. Le corps se vidait complètement. Les viscères, c’était dégoûtant. Il m’a demandé un seau et une serpillière. Je lui ai apporté aussi une jupe et un chemisier fleuris pour que ma mère parte dans l’éternité avec les couleurs qu’elle avait aimées.
 
Je suis partie à la plage. La mer était douce. J’ai nagé loin au large, comme je le faisais avec ma mère, on parlait des heures dans l’eau. La tension et l’exigence de ses derniers mois se relâchant, j’ai enfin pu pleurer. Puis j’ai retrouvé ma mère couchée au milieu des dizaines de bouquets de lys qu’elle avait déjà reçus. Je me suis allongée près d’elle et j’ai posé ma tête dans le creux de son cou pour retrouver son odeur, mais celle de la mort avait déjà pris place. Je l’ai embrassée.
- Je me repose un peu vers toi, maman.  
 
Et je me suis endormie.

 

(Extrait de mon roman En attendant que les beaux jours reviennent, paru aux Éditions Les Escales, chez Pocket et chez Piper en Allemagne, que j'ai signé sous le nom de Cécile Harel)

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

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Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

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Lons-le-Saunier - Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

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