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Sylvie Bourgeois Harel - Arthur Schopenhauer

Sylvie Bourgeois Harel - Arthur Schopenhauer

ÉCRIVAINS ET STYLE


Avant tout, il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui écrivent pour dire quelque chose, et ceux qui écrivent pour écrire. Les premiers ont eu des idées ou ont fait des expériences qui leur semblent valoir la peine d’être communiquées ; les seconds ont besoin d’argent, et écrivent en conséquence pour de l’argent. Ils pensent en vue d’écrire. On les reconnaît à ce qu’ils tirent le plus en longueur possible leurs pensées, et n’expriment aussi que des pensées à moitié vraies, biscornues, forcées et vacillantes ; le plus souvent aussi ils aiment le clair-obscur, afin de paraître ce qu’ils ne sont pas ; et c’est pourquoi ce qu’ils écrivent manque de netteté et de clarté.

Aussi peut-on vite constater qu’ils écrivent pour couvrir du papier. C’est une remarque qui s’impose parfois au sujet de nos meilleurs écrivains. Dès qu’on a fait cette constatation, il faut jeter le livre ; car le temps est précieux. En réalité, dès qu’un auteur écrit pour couvrir du papier, il trompe le lecteur ; en effet, son prétexte pour écrire, c’est qu’il a quelque chose à dire. Les honoraires et l’interdiction du droit de reproduction sont, au fond, la ruine de la littérature. Celui-là seul écrit quelque chose en valant la peine, qui n’écrit qu’en vue du sujet. Quel inappréciable avantage ce serait, si, dans toutes les branches d’une littérature, il n’existait que quelques livres, mais excellents ! Il ne pourra jamais en être ainsi, tant qu’il s’agira de gagner de l’argent. Il semble qu’une malédiction pèse sur celui-ci ; tout écrivain qui, d’une façon quelconque, vise avant tout au gain, dégénère aussitôt. Les meilleures œuvres des grands hommes datent toutes du temps où ceux-ci devaient encore écrire pour rien ou pour très peu de chose. En ce point aussi se confirme donc le proverbe espagnol : Honra y provecho no caben en un saco (Honneur et profit n’entrent pas dans le même sac). La déplorable condition de la littérature d’aujourd’hui, en Allemagne et au dehors, a sa racine dans le gain que procurent les livres. Celui qui a besoin d’argent se met à écrire un volume, et le public est assez sot pour l’acheter. La conséquence secondaire de ceci, c’est la ruine de la langue.

Un grand nombre de méchants écrivains ne tirent leur subsistance que de la sottise du public, qui ne veut lire que le produit du jour même. Il s’agit des journalistes. Ils sont dénommés à merveille ! En d’autres termes, on pourrait les qualifier de « journaliers ».

De nouveau, on peut dire qu’il y a trois sortes d’auteurs. En premier lieu, ceux qui écrivent sans penser. Ils écrivent de mémoire, par réminiscence, ou même directement avec les livres d’autrui. Cette classe est la plus nombreuse. En second lieu, ceux qui pensent tandis qu’ils écrivent. Ils pensent en vue d’écrire. Cas très fréquent. En troisième lieu, ceux qui ont pensé avant de se mettre à l’œuvre. Ceux-ci n’écrivent que parce qu’ils ont pensé. Cas rare.

L’écrivain de la seconde sorte, qui attend pour penser qu’il doive écrire, est comparable au chasseur qui part en chasse à l’aventure : il est peu probable qu’il rapporte lourd au logis. Par contre, les productions de l’écrivain de la troisième sorte, la rare, ressembleront à une chasse au rabat, en vue de laquelle le gibier a été capturé et entassé à l’avance, pour déborder ensuite en masses serrées de son premier enclos dans un autre, où il ne peut échapper au chasseur ; de sorte que celui-ci n’a plus qu’à viser et tirer, — c’est-à-dire àdéposer ses pensées sur le papier. C’est la chasse qui rapporte quelque chose.

Mais si restreint que soit le nombre des écrivains qui pensent réellement et sérieusement avant d’écrire, le nombre de ceux qui pensent sur les choses mêmes est bien plus restreint encore ; le reste pense Uniquement sur les livres, sur ce qui a été dit par d’autres. Il leur faut, pour penser, l’impulsion plus proche et plus forte des pensées d’autrui. Celles-ci deviennent leur thème habituel ; ils restent toujours sous leur influence, et, par suite, n’acquièrent jamais une originalité proprement dite. Les premiers, au contraire, sont poussés à penser par les choses même ; aussi leur pensée est-elle dirigée immédiatement vers elles. Dans leurs rangs seuls on trouve les noms durables et immortels. Il va de soi qu’il s’agit ici des hautes branches de la littérature, et non de traités sur la distillation de l’eau-de-vie. 

Celui-là seul qui prend directement dans sa propre tête la matière sur laquelle il écrit, mérite d’être lu. Mais faiseurs de livres, compilateurs, historiens ordinaires, etc., prennent la matière indirectement dans les livres ; elle passe de ceux-ci à leurs doigts, sans avoir subi dans leur tête même un droit de transit et une visite, à plus forte raison une élaboration. (Quelle ne serait pas la science de beaucoup d’hommes, s’ils savaient tout ce qui est dans leurs propres livres !) De là, leur verbiage a souvent un sens si indéterminé, que l’on se casse en vain la tête pour parvenir à deviner ce qu’en délinitive ils pensent. Ils ne pensent pas du tout. Le livre d’où ils tirent leur copie est parfois composé de la même façon. Il en est donc de pareils écrits comme de reproductions en plâtre de reproductions de reproductions, etc., qui à la fin laissent à peine reconnaître les traits du visage d’Antinous. Aussi devrait-on lire le moins possible les compilateurs. Les éviter complètement est en effet difficile, puisque même les abrégés, qui renferment en un petit espace le savoir accumulé dans le cours de nombreux siècles, rentrent dans les compilations.

Il n’y a pas de plus grande erreur que de croire que le dernier mot proféré est toujours le plus juste, que chaque écrit postérieur est une amélioration de l’écrit antérieur, et que chaque changement est un progrès. Les têtes pensantes, les hommes de jugement correct et les gens qui prennent les choses au sérieux, ne sont jamais que des exceptions. La règle, dans le monde entier, c’est la vermine ; et celle-ci est toujours prête à améliorer en mal, à sa façon, ce que ceux-là ont dit après de mûres réflexions. Aussi, celui qui veut se  renseigner sur un objet doit-il se garder de consulter les plus récents livres sur la matière, dans la supposition que les sciences progressent constamment, et que, pour composer les nouveaux, on a fait usage des anciens. Oui, on en a fait usage, mais comment ’ ? L’écrivain souvent ne comprend pas à fond les anciens livres ; il ne veut cependant pas employer leurs termes exacts ; en conséquence, il améliore en mal et gâte ce qu’ils ont dit infiniment mieux et plus clairement, puisqu’ils ont été écrits d’après la connaissance propre et vivante du sujet. Souvent il laisse de côté le meilleur de ce qu’ils renferment, leurs élucidations les plus frappantes, leurs remarques les plus heureuses ; c’est qu’il n’en reconnaît pas la valeur, qu’il n’en sent pas l’importance essentielle. Il n’a d’affinité qu’avec ce qui est plat et sec.

Il arrive souvent qu’un ancien et excellent livre soit écarté au profit d’un nouveau livre bien inférieur, écrit pour l’argent, mais d’allure prétentieuse et prôné par les camarades. Dans la science chacun veut, pour se faire valoir, porter quelque chose de neuf au marché. Cela consiste uniquement, dans beaucoup de cas, à renverser ce qui a passé jusque-là,pour exact, en vue d’y substituer ses propres sornettes. La chose réussit parfois pour un temps, puis les gens reviennent à la vieille doctrine exacte. Ces novateurs ne prennent rien de sérieux au monde que leur digne personne ; ils veulent la mettre en relief. Alors, de recourir bien vite au paradoxe : la stérilité de leurs cerveaux leur recommande la voie de la négation. Alors, de nier des vérités depuis longtemps reconnues, telles que la force vitale, le système nerveux sympathique, la generatio xquivoca, la distinction établie par Bichat entre l’action des passions et l’action de l’intelligence ; on retourne à l’épais atomisme, et ainsi de suite. De là vient que la marche des sciences est souvent rétrograde.

Il faut parler également ici des traducteurs, qui corrigent et remanient à la fois leur auteur : procédé qui me paraît toujours impertinent. Ecrivez vous-même des livres qui méritent d’être traduits, et laissez les œuvres des autres comme elles sont. Lisez donc, si vous le pouvez, les auteurs proprement dits, ceux qui ont fondé et découvert les choses, ou du moins les grands maîtres reconnus en la matière, et achetez plutôt les livres de seconde main que leur reproduction. Mais puisqu’il est facile d’ajouter quelque chose aux découvertes, — inventis aliquid addere facile est, — on devra, après s’être bien assimilé les principes, prendre connaissance des faits nouveaux. En résumé donc, ici comme partout prévaut cette règle : le nouveau est rarement le bon, parce que le bon n"est que peu de temps le nouveau.

Ce qui caractérise les grands écrivains (dans les genres élevés) et aussi les artistes, et leur est en conséquence commun à tous, c’est qu’ils prennent au sérieux leur besogne. Les autres ne prennent rien au sérieux, sinon leur utilité et leur profit.

Quand un homme s’acquiert de la gloire par un livre écrit en vertu d’une vocation et d’une impulsion intimes, puis devient ensuite un écrivailleur, il a vendu sa gloire pour un vil argent. Dès qu’on écrit parce qu’on veut faire quelque chose, cela est mauvais.

Ce n’est que dans ce siècle qu’il y a des écrivains de profession. Jusqu’ici il y a eu des écrivains de vocation. 

Pour s’assurer l’attention et la sympathie durables du public, on doit écrire ou quelque chose qui a une valeur durable, ou toujours écrire quelque chose de nouveau, qui, pour cette raison même, réussira toujours moins bien.

Ce que l’adresse est à une lettre, le titre doit l’être à un livre, c’est-à-dire viser avant tout à introduire celui-ci auprès de la partie du public que son contenu peut intéresser. Aussi faut-il qu’un titre soit caractéristique, et, comme sa nature exige qu’il soit essentiellement court, il doit être concis, laconique, expressif, et résumer autant que possible le contenu du livre en un seul mot. Sont, par conséquent, mauvais, les titres prolixes, ne disant rien, louches, douteux, ou même faux et trompeurs ; ces derniers peuvent préparer au livre le même sort qu’aux lettres faussement adressées. Mais les pires sont les titres volés, c’est-à-dire ceux que portent déjà d’autres livres. D’abord, ils sont un plagiat, et ensuite la preuve la plus convaincante du manque absolu d’originalité. L’auteur qui ne possède pas assez de celle-ci pour trouver à son livre un titre nouveau, sera bien moins capable encore de lui donner un contenu nouveau. A ces titres sont apparentés les titres imités, c’est-à-dire à moitié volés : ainsi, par exemple, quand Œrstedt, longtemps après que j’eus écrit Sur la volonté dans la nature, écrivit Sur l’esprit dans la nature.

Un livre ne peut jamais être rien de plus que l’impression des idées de son auteur. La valeur de ces idées réside ou dans le fond, c’est-à-dire dans le thème sur lequel il a pensé ; ou dans la forme, autrement dit le développement du fond, c’est-à-dire dans ce qu’il a pensé à ce sujet.

Le thème est très varié, de même que les mérites qu’il confère aux livres. Toute matière empirique, c’est-à-dire tout ce qui a une réalité historique ou physique, prise en soi et dans le sens le plus large, est de son domaine. Le caractère particulier réside ici dans l’objet. Aussi, le livre peut-il être important, quel que soit son auteur.

En ce, qui concerne ce qu’il a pensé, au contraire, le caractère particulier réside dans le sujet. Les sujets peuvent être de ceux qui sont accessibles à tous les hommes et connus de tous ; mais la forme de l’exposition, la nature de l’idée, confèrent ici le mérite et résident dans le sujet. Si donc un livre, envisagé à ce point de vue, est excellent et sans rival, son auteur l’est aussi. Il s’ensuit que le mérite d’un écrivain digne d’être lu est d’autant plus grand qu’il le doit moins à sa matière, c’est-à-dire que celle-ci est plus connue et plus usée. C’est ainsi, par exemple, que les trois grands tragiques grecs ont tous travaillé sur les mêmes sujets.

On doit donc, quand un livre est célèbre, bien distinguer si c’est à cause de sa matière ou à cause de sa forme.

Des gens tout à fait ordinaires et terre à terre peuvent produire des livres très importants, grâce à une matière qui n’est accessible qu’à eux : par exemple, des descriptions de pays lointains, de phénomènes naturels rares, d’expériences faites, d’événements historiques dont ils ont été témoins ou dont ils ont pris la peine de rechercher et d’étudier spécialement les sources. 

Au contraire, là où il s’agit de la forme, en ce que la matière est accessible à chacun, ou même déjà connue ; là où ce qui a été pensé sur celle-ci peut donc seulement donner de la valeur à la production, — il n’y a qu’une tête éminente capable de produire quelque chose digne d’être lu. Les autres ne penseront jamais que ce que tout le monde peut penser. Ils donnent l’impression de leur esprit ; mais chacun en possède déjà lui-même l’original.

Cependant le public accorde son intérêt bien plus à la matière qu’à la forme ; aussi, pour cette raison, ne parvient-il jamais à un haut degré de développement. C’est au sujet des œuvres poétiques qu’il affiche le plus ridiculement cette tendance, quand il suit soigneusement à la trace les événements réels ou les circonstances personnelles qui ont inspiré le poète. Ceux-ci finissent par devenir plus intéressants" pour lui que les œuvres elles-mêmes. Il lit plus de choses Sm/* Gœthe que de Gœthe, et étudie avec plus d’application la légende de Faust que Faust. Burger a dit un jour : « On se livrera à des recherches savantes pour savoir qui fut en réalité Lénore » ; et cela se réalise à la lettre au sujetde Gœthe, car nous avons déjà beaucoup de recherches savantes sur Faust et la légende de Faust. Elles sont et restent confinées au sujet. — Cette prédilection pour la matière, par opposition à la forme, est comme si l’on négligeait la forme et la peinture d’un beau vase étrusque, pour étudier chimiquement son argile et ses couleurs.

L’entreprise d’agir par la matière, qui sacrifie à cette mauvaise tendance, est absolument condamnable dans les branches littéraires où le mérite doit résider expressément dans la forme, — par conséquent dans les branches poétiques. Cependant on voit fréquemment de mauvais écrivains dramatiques s’efforcer de remplir le théâtre au moyen de la matière. Ainsi, par exemple, ils produisent sur la scène n’importe quel homme célèbre, si dépourvue de faits dramatiques qu’ait pu être sa vie, parfois même sans attendre la mort des personnes qui apparaissent avec lui.

La distinction faite ici entre la matière et la forme s’applique aussi à la conversation. C’est l’intelligence, le jugement, l’esprit et la vivacité qui mettent un homme en état de converser ; ce sont eux qui donnent la forme à la conversation. Mais bientôt viendra en considération la matière de celle-ci, c’est-à-dire les sujets sur lesquels on peut causer avec cet homme : ses connaissances. Si celles-ci sont très minces, ce n’est qu’un degré excëptionnellement élevé des qualités de forme précédentes qui peut donner de la valeur à sa conversation, en dirigeant celle-ci, quant à sa matière, sur les choses humaines et naturelles généralement connues. C’est l’inverse, si ces qualités de forme font défaut à un homme, mais si ses connaissances de n’importe quelle nature donnent de la valeur à sa conversation, qui, en ce cas, repose tout entière sur sa matière. C’est ce que dit le proverbe espagnol : Mas sabe el necio en su casa, que el sabio en la agena. (Le sot en sait plus dans sa propre maison, que le sage dans la maison d’autrui).

La vie réelle d’une idée ne dure que jusqu’à ce qu’elle soit parvenue au point extrême des mots. Alors elle se pétrifie, meurt, mais en restant aussi indestructible que les animaux et les plantes fossiles du monde primitif. Sa vie réelle, momentanée, peut être comparée aussi au cristal à l’instant de sa congélation.

Dès que notre pensée a trouvé des mots, il n’existe déjà plus en nous, il n’est plus sérieux dans son fond le plus intime. Quand il commence à exister pour d’autres, il cesse de vivre en nous. Ainsi l’enfant se sépare de sa mère, quand il entre dans sa propre existence. Le poète a dit aussi :

« Vous ne devez pas me troubler par des contradictions ! Dès qu’on parle, on commence à se tromper 1 ! »

La plume est à la pensée ce que la canne est à la marche ; mais c’est sans canne qu’on marche le plus légèrement, et sans plume qu’on pense le mieux. Ce n’est qu’en commençant à devenir vieux, qu’on se sert volontiers de canne et de plume.

Une hypothèse qui a pris place dans la tête, ou qui même y est née, y mène une vie comparable à celle d’un organisme, en Ce qu’elle n’emprunte au monde extérieur que ce qui lui est avantageux et homogène, tandis qu’elle ne laisse pas parvenir jusqu’à elle ce qui lui est hétérogène et nuisible, ou, si elle ne peut absolument l’éviter, le rejette absolument tel quel.

Je vous invite à lire la suite dans l'oeuvre de ce grand philosophe qu'est Arthur Schopenhauer

 

Sylvie Bourgeois Harel - Cécile Harel - Manoëlle Gaillard - En attendant que les beaux jours reviennent

Brèves enfances. Sylvie Bourgeois Harel - Éditions Au diable Vauvert

Brèves enfances - Sylvie Bourgeois - Éditions Au diable Vauvert. Lecture par Alain Guillo

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