Overblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
/ / /
Chroniques du monde d'avant - 4 - Cartier rue de la Paix

Chroniques du monde d'avant - 4 - Cartier rue de la Paix

 

J’ai 23 ans. Je suis à Paris.

Je viens de donner ma démission et je veux un nouveau travail. Plus exactement, il me faut tout de suite un nouveau travail. Je ne supporte pas de ne rien faire et surtout j’ai besoin de gagner de l’argent. Mais j’aime aussi accumuler les expériences professionnelles afin d’apprendre un maximum.

N’ayant pas fait d’études et ayant commencé à travailler très jeune, à 12 ans, je n’ai que le choix de répondre à des annonces. J’en repère une : Cartier cherche du personnel féminin pour son service après-vente. Je me rends rue de la Paix et je suis immédiatement embauchée. Les autres filles qui sont là ont eu droit, la semaine auparavant, à trois tailleurs Mugler avec les chemisiers assortis afin qu’elles soient toujours impeccables. Pour moi, c’est trop tard, il n’y a plus de budget. Je dois donc me débrouiller avec ma garde-robe qui est composée de deux vestes décolletées serrées à la taille que je mets avec des mini-jupes que je me fais moi-même avec du tissu tubulaire que j’achète au mètre et sur lequel je couds de chaque côté des galons en coton de couleur différentes. C’est très sexy. J’adore être sexy. Je les mets avec des collants opaques et des chaussures plates.

Nous sommes derrière un grand comptoir au fond du magasin où les clients viennent déposer leurs montres à réparer. Les filles mesurent toutes un mètre soixante-quatorze et portent des talons. Avec mon mètre soixante-quatre mètre et à plat, j’ai l’impression d’être vraiment tout petite. Peu importe, j’assume. De toute façon, ma vie n’est pas le jour chez Cartier, non, ma vie, c’est la nuit chez Castel où je vais danser chaque soir et m’amuser. Je rentre à 6 heures du matin, je m’écroule sur mon lit, puis je prends une douche, je change ma jupe en tubulaire et je pars au boulot en avalant deux pains au chocolat.

Très rapidement, les clients les plus importants viennent vers moi, certains même attendent afin que je les serve, je dois les faire rire, je crois, et puis, je viens de Besançon, la capitale de la montre, je m’y connais, et surtout, je ne me la pète pas tandis que les autres filles font les malines de travailler chez Cartier et de porter du Mugler qu’elles n’ont pas acheté, elles rêvent d’ailleurs toutes qu’un client fortuné les épouse.

Puis un jour arrive ce qu’ils appellent un VIP, un comédien archi connu qui fonce direct sur moi. Je lui dis que je vais appeler la directrice car je n’ai pas le droit de m’occuper de lui. C’est la règle, seule la directrice doit servir les personnalités. Il me répond non, non, vous êtes très bien. Je l’emmène donc dans l’un des quatre salons privés qui se trouvent de chaque côté.

Le lendemain, un autre VIP fonce sur moi et ainsi de suite, ils veulent absolument être servis par moi alors que je suis la plus petite derrière le grand comptoir avec ma veste décolletée marine, ma préférée, serrée à la taille, ma mini jupe en tubulaire à six francs le mètre, et mes bâillements incessants à force de ne pas dormir assez.

A la fin de la semaine, remontrance de la directrice. Je n’aime pas les remontrances d’autant que je travaille trois fois plus que les autres filles, que je suis méga compétente, et que je n’ai pas eu droit aux jolis tailleurs Mugler avec les chemisiers assortis.

Pendant trois mois, je sympathise avec plein de personnalités, des hommes, je précise. Dans les salons privés, je leur parle de la nature, des étoiles, des âmes, mes sujets favoris, ils rient et s’amusent, me confient aussi parfois leurs soucis, certains m’offrent des chocolats, du parfum, d’autres m’invitent à dîner, j’adore. Mais la directrice pas du tout, elle fulmine.

Au bout de ma période d’essai, elle me convoque dans son bureau et m’explique qu’avec mon caractère enjoué et ma spontanéité, je ne suis pas faite pour Cartier où la retenue est de rigueur. En revanche, elle me trouve si efficace qu’elle a parlé de moi à son mari qui est le patron du Comité Colbert, qui réunit toutes les grandes marques françaises du luxe, je serais parfaite pour travailler avec lui où une vraie carrière évolutive m’attend.

Au lieu de lui répondre merci madame, je vais téléphoner à votre mari, dont elle m’avait donné les coordonnées et qui attendait mon appel pour me rencontrer, je me suis mise en colère. Mais dans une vraiment grosse colère. J’étais choquée que l’on puisse me reprocher d’être souriante, spontanée et compétente. Je l’ai engueulée. Carrément engueulée, qu’elle n’avait qu’à se garder son mari pour elle, et que jamais mon sourire et ma spontanéité ne seront au service de qui ce soit.

Le lendemain, j’ai commencé mes cours de théâtre chez Jean-Laurent Cochet. Le soir, pour gagner ma vie, je travaillais au restaurant le Petit Poucet sur l’île de la Jatte, puis j’allais danser chez Castel ou aux Bains Douches avec mes mini-jupes à trois francs. J’ai gardé quelques personnalités comme amis. Et aussi mon sourire et ma spontanéité. Et je me suis achetée une chemise Mugler. Non mais !

Sylvie Bourgeois Harel

Partager cet article
Repost0
/ / /
Mes amis, les habits, mon ensemble short cardigan

Mes amis, les habits, mon ensemble short cardigan

J’ai 12 ans. C’est le printemps. Je suis en sixième. Avec Nathalie, ma meilleure amie, nous avons fait de la couture. J’étais contente d’avoir passé l’après-midi seule avec elle. Depuis qu’elle a perdu sa maman, huit mois plus tôt, son père a déménagé et l’a mise en pension dans un lycée du centre-ville. Nous sommes très tristes de ne plus habiter dans la même maison, ma famille, au rez-de-chaussée, la sienne, au premier étage. C’était très pratique. Nous étions toujours collées l’une à l’autre. Alors que maintenant, elle a des nouvelles copines. On se voit moins souvent.

Le soir, après dîner, je suis pieds nus quand, soudain, je hurle. Une douleur énorme me traverse le pied. Je suis en larmes tellement j’ai mal. Ma mère arrive, affolée. Elle est un peu énervée car il est tard et je ne suis pas encore au lit. Elle me dit que je vais encore être fatiguée pour aller à l’école le lendemain matin. Ce qui ne me dérangeait pas trop, je détestais l’école.

— Maman, je lui dis en larmes, peux-tu, s’il-te-plaît, regarder si je n’ai pas une aiguille dans le pied, j’ai tellement mal.
— Mais pourquoi aurais-tu une aiguille ?
— Avec Nathalie, nous avons fait de la couture, peut-être une aiguille est restée coincée dans la moquette, en marchant dessus, elle serait rentrée dans mon pied, regarde, il y a un trou sous mon gros orteil.
— Combien de fois t’ai-je dit de ne pas marcher pieds nus ?
— Mille fois maman, tu me l’as dit mille fois, mais je ne sais pas pourquoi, je ne t’écoute jamais, pourtant je t’aime et je sais que tu as toujours raison, mais je suis ainsi, je n’écoute rien.

Après avoir fait tremper mon pied pendant dix minutes dans de l’eau chaude avec du sel, ma mère pose ses lunettes sur son nez, prend une aiguille à coudre qu’elle brûle avec la flamme d’un des briquets en argent Dupont de mon père, positionne une lumière, et commence à me charcuter sous mon gros orteil où, en effet, il y a un trou. J’ai tellement mal que je n’arrête pas de pleurer tout en faisant aïe, aïe, aïe.

Au bout de dix minutes, ma mère qui, pourtant, avait l’habitude de nous enlever, l’été, à Cap-d’Ail, les dizaines d’épines d’oursin que mes frères aînés, mes cousins, mes cousines, les autres enfants de la plage, nous nous enfilions en jouant sur les rochers, abdique.

— Je ne vois rien, va te coucher maintenant, il est tard.

Je cherche dans la moquette et trouve le chas de l’aiguille, juste le chas, pas l’aiguille.

— Regarde maman, je lui dis en lui tendant le chas, l’aiguille a dû se casser lorsque j’ai marché dessus, je suis sûre que le bout pointu est dans mon pied, c’est obligé, sinon je n’aurais pas autant mal.

Soudain, un de mes trois frères aînés surgit en colère dans le salon et me saisit par le col de mon pyjama.

— Mais ce n’est pas bientôt fini ton cinéma, me dit-il en me traînant jusque dans ma chambre.
— Lâche-moi, je hurle, tu me fais mal, je souffre déjà assez avec mon pied.
— Je t’ordonne d’arrêter de pleurer tout de suite, me souffle-t-il très autoritairement. Ne t’ai-je pas suffisamment demandé de ne pas te comporter comme une fille à pleurer à tout bout de champ, souviens-toi que tu dois être, comme moi, un Viking.
— Je suis née à Monaco, je ne peux pas être un Vikings, je lui balance, laisse-moi gérer mon bobo avec maman, on ne t’a pas sonné. Va plutôt écouter ton Johnny Hallyday et fous-moi la paix.

Vlan, vlan, je reçois une paire de claques. Un aller-retour sanglant sur mes joues. J’ai mal de partout. Mon pied. Mes joues. Mon humiliation. Ma maman vient me faire un bisou en m'avouant qu’elle en a marre de tous ces garçons à la maison, que ce sont des cons.

— Essaye de dormir, demain, tu n’auras plus rien, me promet-elle avant de fermer la porte.

Le lendemain, après une nuit à avoir sangloté toute seule dans mon oreiller, j’ai encore très mal, mais je ne dis rien. Pour avoir la paix avec mon frère qui me gonfle autant qu’il me fait peur, je décide de ne pas être une fille, mais un bon viking ainsi qu’il me l’a suggéré, en pensant à ce que m’avait dit ma mère, c’est con, les garçons. Je pars donc à l’école. À pied. En sautillant. En m’agrippant aux grilles des maisons qui se trouvent sur mon chemin. Toute la matinée, ma douleur ne cesse d’augmenter. À midi, au lieu d’aller à la cantine où je ne mangeais jamais rien, excepté les frites du vendredi, ma mère m’avait mise en demi-pension contre mon avis car elle en avait marre de me voir ne rien avaler aux repas, je file chez le docteur Grosjean, un ami adorable de mes parents dont le cabinet se trouve juste à côté de Notre-Dame. Il me fait une ordonnance pour passer une radio. Je retourne à l’école, finis mon après-midi et, à 17 heures, je prends le bus avec ma maman pour aller faire une radio dans la clinique d’un autre ami adorable de mes parents qui était très beau.

Allongée sur la table de son cabinet, je prie pour que le bout de l’aiguille soit dans mon pied. Ainsi, je pourrais faire la nique à mon frère que je ne pleurais pas pour rien. Que j’avais raison et qu’il est un con.

— Ben dis donc, tu dois souffrir le martyr, ma petite chérie, me dit le beau chirurgien en revenant avec ses radios.

Je n’entends rien excepté qu’il m’a m’appelé ma petite chérie. Il est très beau. J’ai douze ans. J’ai déjà embrassé un garçon, au ski, Christophe Marquet, pour faire comme Nathalie qui en a déjà embrassé trois. Mais personne ne m’a jamais appelé ma petite chérie, ni ma maman, ni mon papa, personne, pas même Nathalie qui est pourtant ma meilleure amie. Je m’en fiche de mon aiguille. Je suis tombée amoureuse du beau chirurgien.

— Tu es très forte et très courageuse d’avoir réussi à aller à l’école avec cet énorme bout d’aiguille dans ton pied, moi, je n’aurais pas pu, me complimente-t-il.

Il faut que je pense de dire à ma maman que tous les garçons ne sont pas cons.

— Regarde, continue-t-il en me caressant les joues, elle mesure deux centimètres. Par chance, elle s’est coincée dans l’articulation de ton gros orteil. À un demi-millimètre près, l'aiguille aurait pu remonter dans une veine et soit atteindre ton coeur et tu ne serais plus de ce monde, ou ressortir un peu plus tard dans ton bras ou dans ta cuisse. Demain matin, ma petite chérie, à la première heure, je t’opère.

Au deuxième ma petite chérie, je suis folle amoureuse. La vie est belle. Le beau chirurgien va m’embrasser. Je partirai vivre avec lui. Je serai enfin une fille. J’aurai le droit de pleurer. Et adieu les Vikings !

N’empêche, partagée entre la peur d’être opérée et la joie de pouvoir faire la nique à mon frère, je lui demande :

— Mais pas avec une anesthésie générale ?
— Si, ma petite chérie, je suis obligée de te faire une anesthésie générale, mais ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. Je vais même te faire une faveur, comme je connais tes parents, tu vas rentrer dormir chez toi et revenir demain matin à 7 heures en étant à jeun, tu me le promets ?

Il était tellement beau que du haut de mes douze ans, je lui aurais promis n’importe quoi.

Pour me consoler, ma maman, très embêtée et très gentille, m’a ensuite emmenée au Mouton à Cinq Pattes, un magasin qui avait ouvert il y a peu à Besançon et où l’on trouvait toutes sortes d’habits pas très chers.

— Choisis ce que tu veux.

Sans hésiter, je jette mon dévolu sur un ensemble short et cardigan en coton tricoté à fines rayures vert, orange, violet, c’était magnifique. Je l’essaye, il me va à merveille. Le short est très court, un peu comme une grande culotte, et le cardigan a des manches trois quarts. C’est très élégant.

— Tu crois que je peux mettre mon nouvel ensemble, short et cardigan, demain matin pour aller à la clinique ? je demande d’une voix douce à ma gentille maman.

Ainsi le beau chirurgien, qui m’a appelé trois fois ma petite chérie, ne pourra que tomber amoureux de moi quand il me verra dans cette si jolie tenue qui me va à ravir.

Depuis ce jour où je savais que j’avais un bout d’aiguille coincée dans mon pied et où ma maman m’a offert ce si bel ensemble short et cardigan rayé que j’ai porté pendant des années pour me consoler que les garçons de notre maison étaient trop cons, je n’ai pas arrêté d’acheter des shorts tricotés et rayés, près du corps. Et dès que j’en remarque un sur une jeune fille, immédiatement, je pense à ma maman si gentille qui, comme moi, elle aussi, a dû pleurer bien des fois, seule, en silence sur son oreiller.

Sylvie Bourgeois Harel

Partager cet article
Repost0
/ / /
MONICA - ON OUBLIE TOUJOURS QUELQUE CHOSE - Un recueil de nouvelles de Sylvie Bourgeois Harel

MONICA

Je ne sais jamais quoi offrir à mon mari que j’aime d’amour, j’ai toujours l’impression que ça lui fait ni chaud, ni froid. Tandis que moi, les cadeaux, j’adore les recevoir, c’est même tout un art, je deviens si joyeuse que c’est un véritable plaisir de m’en faire. Si. Je dis toujours merci même s'ils ne me plaisent pas, je ne fais jamais la tête, non, au contraire, je deviens gaie comme une enfant. Mon côté enfant, même avec le temps, n’a d'ailleurs jamais totalement disparu, j’aime encore le rose, les cœurs et dépenser l’argent de mon mari comme si c’était celui que me donnait ma maman. C’est peut-être une histoire de confiance. Mes économies, je les garde au cas où il me quitterait, je me consolerai avec. Si je ne sais jamais quoi lui acheter, c’est peut-être pour lui offrir, par anticipation, sa liberté. Ça peut paraître compliqué, mais je me comprends.

En revanche, pour ses 50 ans, je dois marquer le coup. Je suis bien ennuyée d’autant que Magali, sa nouvelle employée, est drôlement bien roulée. En plus, elle n’arrête pas de lui dire combien il est intelligent, talentueux, formidable. Et les hommes, le mien comme les autres, c’est fragile. À force de trop le flatter, elle va finir par me le gâter. Ce serait dommage car c’est un bon mari, gentil et toujours heureux de me voir, je ne dois pas le décevoir. Surtout pas ce soir...

(...)

Vous pouvez lire la suite de MONICA dans mon recueil de nouvelles ON OUBLIE TOUJOURS QUELQUE CHOSE. Vous pouvez le commander en m'envoyant un mail à : slvbourgeois@wanadoo.fr.  

 

Sur les liens ci-dessous, vous pouvez écouter une courte lecture d'un extrait de mon roman En attendant que les beaux jours reviennent (que j'ai signé Cécile Harel) par la comédienne Manoëlle Gaillard, mes nouvelles Mon papa est curé, Henri, La dame Bleue,  parues dans mon recueil Brèves enfances, aux éditions Au diable vauvert, lues par les comédiens Alain Guillo et François Berland. Et également deux interviews faites par ma petite Marcelline l'aubergine qui me questionnent sur mon écriture.

MONICA - ON OUBLIE TOUJOURS QUELQUE CHOSE - Un recueil de nouvelles de Sylvie Bourgeois Harel
Partager cet article
Repost0
/ / /

Avant, je l’aimais bien Monsieur Montmort. C’est mon maître d’école. J’ai 10 ans et je suis en CM2 à l’école de la rue Voltaire à Montluçon. Mais maintenant c’est fini, je ne l’aime plus. C’a commencé le jour où j’ai surpris mon papa tout nu entre les jambes d’une femme à la peau très blanche dans le salon de notre maison et la situation ne portait pas à confusion. Normalement, je n’aurais pas dû être rentrée à cette heure-là et ç’a fait tout un drame. Le pire, c’est que j’ai dû changer de dentiste parce que c’était sa femme qui embrassait mon papa. Ca m’a bien ennuyée car il devait me faire un sourire de star. C’était notre secret. Il me disait que j’étais jolie et que dans la vie, les dents, ça faisait tout. Je lui avais aussi confié que plus tard, je voulais être comédienne et il m’avait cru et même encouragé, pas comme mes idiots de frères qui n’arrêtent pas de m’embêter qu’ils vont me marier avec un homme très riche pour qu’ensuite, ils puissent venir habiter chez moi sans avoir à payer de loyer. Mon dentiste m’avait dit que si je voulais réussir, il fallait que j’aie les dents bien alignées. J’ai la mâchoire trop petite et ma canine du haut fait de l’escalade et en bas, c’est fouillis. Ce n’est pas joli et quand je pose pour des photos de publicités, je fais bien attention à garder la bouche fermée. Clic Clac, je tiens une tirelire. Clic Clac, je me retrouve sur une affiche. Clic Clac, j’aime bien voir ma photo en vitrine des magasins. Clic Clac, ça fait comme si j’étais une religieuse au chocolat dans une pâtisserie et ça me donne envie de moi. Clic Clac, je préfère faire des photos que d’embrasser les garçons. Clic Clac, je les trouve tous cons à Montluçon. Clic Clac, je m’en trouverai un de bien quand je serai comédienne.

 

Du théâtre, j’en fais depuis pas longtemps avec des grands qui ont 20 ans. Je suis allée me présenter avec mes sandales compensées pour gagner quelques années. Mais ils m’ont trouvé trop jeune. J’ai insisté que je voulais faire mes preuves. Ils m’ont répondu qu’ils étaient en séance d’improvisation, que je n’avais qu’à me joindre à eux, le thème était la famille. Je me suis aussitôt jetée par terre en criant et en bavant que j’aimais ma maman, mais que j’étouffais avec mes cinq grands frères idiots et aussi plein d’autres bêtises qui me faisaient souffrir et qui sortaient en urgence de mon ventre sans réfléchir. Les étudiants m’ont applaudi, genre, j’étais un cas et m’ont immédiatement intégré à leur troupe. Même qu'en fin d’année, je jouerais au théâtre un enfant-roi dans une pièce de Ionesco. Youpi !

 

Mon dentiste devait me faire un appareil pour redresser mes dents et ensuite venir me voir jouer dans le monde entier. Comme depuis cette histoire avec mon papa, je ne sais plus de quoi sera fait mon avenir, j’écris. Mon journal intime. La semaine dernière, j’étais en train d’écrire qu'au Japon les habitants respiraient leur pollution avec des masques à gaz et que si nous ne changions pas nos voitures, nous serions bientôt obligés de vivre voilés, quand soudain Monsieur Montmort est arrivé à ma hauteur. J’ai tout de suite dissimulé mon journal entre mes jambes, mais il m’a regardé noir dans les yeux et a ordonné que je répète ce qu'il était en train de dire. Comme je suis intelligente, j’ai répété sa leçon. Il a alors crié que je devais lui donner mon carnet, mais j’ai refusé. Ces écrits étaient ma vie privée, il n'y avait aucune raison. Il est devenu tout rouge et a plongé sa main entre mes jambes. J’ai hurlé qu'il violait mon intimité. Il a pris sa règle en fer et a exigé mes doigts. Mes mêmes doigts qui se préoccupaient tant de l'avenir du monde. Je n’en suis pas revenue, alors j’ai serré les dents et j’ai souri. Ça l’a rendu fou. Il m’a tapée encore plus fort. Plus il tapait, plus je souriais. Je me sentais devenir une autre et soudain j’ai ri. J’ai ri car je venais de comprendre que j’avais le pouvoir de ne pas lui montrer qu’il me faisait mal et que ses coups, jamais ils ne m’influenceraient à pleurer.

 

Quand je suis rentrée à la maison, j’ai exigé d’aller chez le coiffeur. Comme ma maman est très obéissante, elle m’a donné cent francs et j’ai demandé à la coiffeuse de me couper les cheveux très courts. C’était affreux. Je ressemblais à un garçon et à un garçon pas beau. Ma maman, quand elle m’a vue, elle a même pleuré et mes frères, ils m’ont appelé Thierry. Thierry Millet qu’ils n’ont pas arrêté de répéter pour m’embêter. Tu es aussi moche que Thierry Millet. Je leur ai tiré la langue pour leur montrer que je m’en fichais qu’il se moque de moi et qu’ils n’avaient qu’à me taper, ainsi je sentirais de nouveau sur moi le pouvoir de ne pas montrer quand on me fait mal. 

 

Puis j’ai voulu des lunettes. Chez le docteur, j’ai fait exprès de dire que je ne voyais plus rien et de prendre les T pour des F et les N pour des M afin que le médecin dise à ma maman qu’il me fallait des lunettes immédiatement. Et ce matin, j’ai jeté dans les toilettes les appareils d'orthodontie que m’avait faits mon nouveau dentiste. Je ne l’aime pas car dans sa salle d’attente, je ne suis qu’une enfant parmi d’autres dents. Je me sens mal à l’aise dans ce lieu où je n’existe pas. Surtout qu’il ne m’a jamais demandé quel métier je voulais faire plus tard pour me faire les dents qui allaient avec. J’ai trouvé ça louche son manque d’intérêt de qui j’étais en train de devenir. Alors son appareil, je l’ai jeté dans les toilettes. Et j’ai tiré la chasse d’eau sur mon ambition d’être belle et actrice. Ah quoi bon ? Je préfère jouer la comédie de dire que je n’ai pas mal et je me suis mis à détester le monde entier sauf ma maman et ma copine Nathalie. J’ai décidé que plus jamais, je ne sourirai, ni j’écrirai, ni je chanterai. Je me battrai. Avec mes dents mal alignées comme sur un champ de bataille, je me battrai contre tous les Monsieur Montmort. Et plus je me battrai, plus je rirai. Mais toutefois en gardant la bouche fermée pour que personne ne voie le désordre intérieur de ma vie qui regrette d’avoir vu trop tôt le sexe nu de mon papa prisonnier des jambes d’une femme de dentiste. Je déteste les dentistes et leurs sourires trop blancs. Vivement qu’on porte tous des masques pour cacher ça.

MONSIEUR MONTMORT fait partie des 34 nouvelles de mon recueil Brèves Enfances, paru aux Éditions Au Diable-Vauvert.

Sylvie Bourgeois Harel - Cap Taillat - Cap Lardier - L'Escalet - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois Harel - Cap Taillat - Cap Lardier - L'Escalet - Ramatuelle

Partager cet article
Repost0
/ / /

Ma nouvelle Prologue fait partie des 16 nouvelles de mon prochain recueil à paraître début avril 2024.

Sylvie Bourgeois Harel - Château de La Mole - Var - 83 - Massif des Maures

Sylvie Bourgeois Harel - Château de La Mole - Var - 83 - Massif des Maures

Partager cet article
Repost0
/ / /

Ma nouvelle Gabriel fait partie de mon nouveau recueil de nouvelle qui paraîtra début avril 2024.

Sylvie Bourgeois Harel - Ramatuelle - Été - Var - Golfe de Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois Harel - Ramatuelle - Été - Var - Golfe de Saint-Tropez

Partager cet article
Repost0
/ / /
Mes trois grands frères, ils ne sont pas morts. Et c’est bien dommage. Sinon j’aurais enfin eu la paix et mon papa, il aurait pu arrêter de faire le représentant et il se serait remis à peindre les tableaux qu’il ne veut plus dessiner car il est obligé de gagner de l’argent pour nourrir mes frères qui ont toujours faim de mobylettes et de disques de Johnny Hallyday qui font beaucoup trop de bruit.
 
Si mes frères avaient coulé, j’aurais été fille unique et je serais partie vivre à Paris avec juste mes parents et mon chien aussi, et ma maman serait devenue une femme d’artiste à avoir sa photo dans les journaux et à rigoler des pitreries de son mari qui continuerait de trop boire, mais elle ne lui crierait plus dessus, parce que quand on est un grand peintre connu à Paris, on peut vivre comme on aime et les gens, il sont toujours contents de vous connaître même si vous êtes souvent saoul. Si. Même ils vous trouvent marrant et ils disent que vous avez un sacré tempérament. Si.
 
Mais la mer, elle n’a pas pris mes frères. Pourtant ma maman avait bien essayé de les noyer en les mettant dans notre voilier direction la Corse pour voir si Virgil, il savait aussi bien naviguer qu’il le disait. Il a 15 ans et depuis qu’il a été aux Glénans, c’est une école de voile qui fabrique des champions, il se prend pour Tabarly. André qui a 14 ans, lui c’est pour un dauphin qu’il se prend. N’importe quoi ! Et quand à Ferdinand qui a 13 ans, depuis qu’il a installé dans notre chambre des aquariums à la place de mon lit, il se croit savant de grenouilles comme Jean Rostand. J'ai 8 ans et toute l’année, j’ai été obligée de dormir dans le salon. Je vous jure, avoir des grands frères, ce n’est pas marrant. Ils n’arrêtent pas de m’embêter et après ils m’interdisent de me plaindre aux parents sous peine de me donner une raclée. Et comme ils sont trois, ça me ferait trois raclées, je préfère encore me taire. Et pleurer en silence.
 
Ils ont emmené ma marraine en Corse pour les protéger si jamais ils croisaient une baleine car grosse comme elle est (ma marraine, pas la baleine), elle lui aurait fait peur. Et aussi mon cousin Victor. Il déteste la mer, mais il a préféré risquer de mourir noyé et mangé par des requins que de rester à Beaulieu se faire disputer par son père, l’oncle Robert que je n’aime pas car il me mord toujours l’oreille quand je dois lui dire bonne nuit.
 
Quand mes frères ont téléphoné pour dire qu’ils étaient bien arrivés, j’ai pleuré que ce n’était pas encore aujourd’hui que ma vie allait changer. Mes parents sont allés les retrouver avec le gros bateau de Nice qui va en Corse en une nuit. Ils m’ont laissé avec mon chien chez l’oncle Robert. C’a été l’horreur. Tout le monde dit qu’il est très intelligent et que c’est pour ça qu’il n’est pas marrant et pas beau, je ne vois pas le rapport. Je vous jure, si être intelligent, ça veut aussi dire être méchant, je préfère encore ne plus jamais rien apprendre. Mon chien, aussi, il le déteste, il n’a pas arrêté de le grogner. Bien fait !
 
Mes parents sont revenus avec mes frères vivants tandis que ma marraine, elle est restée sur l’île de beauté avec Victor. Elle a dit qu’ils rentreraient en bateau-stop, car elle adore prendre des auto-stoppeurs, surtout si ce sont des barbus. Et même qu’après il n’est pas rare qu’ils terminent dans son lit. Ma maman, elle n’aime pas quand mon papa, il parle comme ça de sa sœur, mais elle reconnaît qu’il n’a pas tort.
 
C’est notre premier bateau. Mon papa qui ne sait pas nager, l’a acheté pour faire plaisir à Virgil qui veut être capitaine. Avant, il voulait être paysan et même qu’un jour, en rentrant de l’école, il a dit à ma maman que maintenant qu’il savait compter jusqu’à cent, il arrêtait les études car il n’aurait jamais plus de cent vaches dans sa ferme. Mais en grandissant, les vaches, ça ne lui a plus rien dit et tant mieux parce que je ne sais où on les aurait mis à la maison.
 
Alors cet hiver, il a emmené mon papa à Paris au salon nautique avec l’idée d’avoir un bateau rien qu’à lui bien cachée derrière sa tête jusqu’au moment où mon papa, il n’a plus pu faire autrement que de signer un chèque. Faut dire que mon papa, à l’âge de Virgil, il était très pauvre, alors forcément avoir pu gâter son fils aîné comme ça, d’un seul coup de crayon, ç’a dû lui plaire. Il a même dû se sentir fier. Surtout que Virgil, ça faisait un sacré bout de temps qu’il n’arrêtait de le seriner à lui dire qu’il n’était heureux que sur l’eau. Alors que ce n’est même pas vrai, quand il me tape, je vois aussi ses dents qui sourient. Mais chut, je ne le dis à personne de peur de me recevoir encore une raclée.
 
Quand mon papa a annoncé à ma maman qu’il avait acheté un bateau bleu avec une cabine où l’on peut dormir dedans et aussi faire pipi, elle n’a pas été contente qu’il ait fait une dépense aussi chère car il y avait plein de choses dans la maison qu’elle aurait aimé réparer avant. Puis quand il a fallu lui choisir un nom, j’ai proposé Sylvie pour voir si on m’aimait vraiment dans cette famille. C’est vrai, je suis la seule fille après tout et en plus j’ai les yeux bleus. Mais personne n’a voulu et mes frères, ils se sont même moqués de moi. C’est n’importe quoi parce que dans le port de Beaulieu, il y a plein de bateaux amoureux qui portent le prénom d’une fille.
 
Soudain mon papa, il a dit Lapin bleu, que ce serait joli et original pour un nom de bateau, bleu. Ma maman a hurlé et lui a lancé son verre d’eau à la figure. Mon papa, il n’a rien dit, il a juste fait sa tête de puni, la même tête que celle de mon chien quand il a fait une bêtise. Ma maman ne s’est pas calmée pour autant. Elle s’est levée en lui criant que c’était quoi ce nom idiot, certainement le surnom d’une de ses maîtresses qu’il appelait lapin parce que celle-là aussi avait les dents en avant ? D’après ma maman, mon papa a le chic pour tomber sur des femmes idiotes qui ont les cheveux jaunes avec des racines noires, genre comme les abeilles et avec les dents en avant, genre comme les lapins, justement. Puis elle a pleuré qu’elle était bien malheureuse d’avoir un mari intelligent aussi idiot pour s’enticher de femmes vulgaires qui n’avaient jamais ouvert un livre de leur vie, alors qu’ils venaient de s’endetter sur dix ans pour payer un bateau qu’elle ne voulait pas car elle préférait mourir et être dans le trou. Que de toute façon, elle n’aura la paix sur terre que quand elle sera en dessous. Alors là, peut-être, son mari si timide quand elle l’avait épousé, il redeviendra gentil. Puis elle est partie s’enfermer dans sa chambre.
 
J’en ai profité pour crier après mes frères que ce n’était pas parce que papa avait mauvais goût qu’ils étaient dispensés de débarrasser la table. Non, mais, je vous jure, ceux-là, pour les faire lever leurs fesses de leur chaise ! Le soir, la tête de mon papa a été découpée de toutes nos photos de famille qui sont posées sur l’étagère près du téléphone et son pyjama a été punaisé sur la porte d’entrée que ma maman a fermée à clef pour qu’il soit obligé d’aller dormir à l’hôtel. Bien fait !
 
Le temps a passé et ils se sont réconciliés. Faut dire que ce sont de gentils parents, mes parents. Et quand l’été est arrivé, ils ont garé le voilier dans le vieux port de Monaco, là où le prince et la princesse Grâce ont aussi leur bateau. Il n’y a que des Monégasques dans ce port et ma maman, elle a eu la place grâce à un ami d’enfance qui était content qu’elle ait épousé un marin doué question apéro. Du coup, le soir quand on rentre de la mer, on se retrouve toute une bande à manger ensemble sur nos bateaux. Ca fait comme plein de terrasses sauf qu’on est sous un éléphant qui barrit dans le trou du rocher où il y a le zoo. Un soir, on a même dormi là et ç’avait été triste d’entendre cet éléphant pleurer toute la nuit. Il n’aime pas Monaco car sa cage, elle est toute petite et lui, il est très gros.
 
Maintenant, on fait beaucoup de croisières et même qu’un jour, il y a eu une tempête et je n’ai pas eu peur. Je suis restée à l’intérieur à lire "Le Club des Cinq en vacances" sans avoir mal au cœur. Il y a bien eu Virgil qui m’a disputée car il voulait que je voie la mer, mais je lui ai répondu que je préférais la lire. Ma maman, aussi, elle lit un livre qui n’arrête pas de la faire rire "Moi, j’aime pas la mer", de Françoise Xenakis. On a des disques de son mari à la maison, mais je ne les aime pas, ils font trop de bruit. Souvent on dort dans des criques très jolies. Le matin, on plonge dans la mer pour se réveiller, et le soir, on fait des bains de minuit. C’est drôlement beau. Quand on bouge les doigts dans l’eau, ça brille. Ferdinand, le futur savant, a expliqué que c’était du phosphore. Le voilier, ce serait bien s’il n’y avait pas Virgil parce que dès qu’on arrive dans un port, il m’oblige à nettoyer le pont pour que j’apprenne la navigation et aussi à frotter les voiles, pendant que lui, il me regarde. Je vous jure, c’est n’importe quoi. En tous les cas, moi, la voile, je n’appelle pas ça des vacances.
 
La Corse est une nouvelle qui fait partie des 34 de mon recueil Brèves enfances, paru aux éditions Au Diable-Vauvert.
La Corse - Nouvelle de Sylvie Bourgeois - Brèves enfances - Éditions Au Diable Vauvert
Partager cet article
Repost0
/ / /

C’est pénible les garçons, ç’a toujours faim. Et ça fait du bruit. Et aussi parfois, ça fait mal. En tous les cas avec mes frères, c’est toujours comme ça. Quand ils ont fini de manger, ils aiment bien me taper. Je crois que ça les fait marrer de me voir pleurer. Puis quand je vais me coucher, ils se battent à celui qui viendra dans mon lit. Si ma maman, elle en voit un allongé à mes côtés, elle hurle que décidément les hommes, ce sont tous des chiens. Ce n’est pas juste car mon chien qui vient de Sibérie est très gentil. Son papa était chef de meute et il est le premier de sa famille à être venu vivre en France et à Colmar où l’on habite, il est le seul chien de Sibérie. Je n’aime pas Colmar car à part du mauvais temps et des Colmariens, il n’y a rien. Ma maman, elle dit toujours que Colmar, c’est du provisoire. Elle voudrait retourner vivre au bord de la mer. Moi je voudrais vivre seule avec ma mère. Ma mère, c’est ma fille. Le matin quand je pars à l’école, je crie au moins vingt fois au travers de la porte d’entrée au revoir maman, je t’aime maman, au revoir maman, je t’aime maman. Puis pendant la journée, j’ai le cœur tellement plein du chagrin de l’avoir quitté qu’il m’est impossible de me concentrer. Je ne pense qu’à la retrouver.

 

Mais quand je rentre en fin d’après-midi à la maison, ma maman est déjà envahie par les garçons qui n’ont comme occupation que de m’embêter. Alors je me mets à rêver. Mais pas longtemps parce que je dois aider ma maman à préparer le repas car mes frères, ils sont dans l’âge bête où même mettre la table, c’est trop dur pour eux. Je vous jure. Ils ne font rien. Ils passent leur temps à se chamailler. Même mon chien, il ne peut plus les supporter.

 

Voir ma maman qui est une princesse passer ses journées à cuisiner et à nettoyer la vaisselle, au lieu d’aller se promener et lire des poèmes, ça me détruit. Pour la soulager, je n’arrête pas de la seconder, mais j’en ai marre d’aller me coucher en me disant que le lendemain, il faudra de nouveau tout recommencer. Car leur estomac à mes frères, c’est comme un cercle infernal qui n’en finirait jamais. Ils ont toujours faim. Même les sourires de ma maman, ils les ont avalés. Ils lui bouffent sa vie. Elle n’a plus le temps de rien et encore moins de s’amuser et souvent quand elle est trop fatiguée, elle dit qu’elle a hâte d’être dans le trou. Dans le trou de la mort, j’entends. Que ce jour-là, alors on la regrettera, mais que ce sera trop tard. Mais ça ne va pas ma petite maman, je lui réponds, je ne veux pas que tu appelles la mort. Mes frères, eux, quand elle dit ça, ils ricanent. Ils sont idiots. Brutaux et idiots, je vous dis.

 

J’ai 11 ans et une idée. Je vais aller travailler. Ainsi, j’aurais de l’argent pour louer un appartement à ma maman. Je ne le prendrai pas trop grand pour qu’elle se garde du temps. ! Elle pourra dormir jusqu’à midi si elle en a envie et nous mangerons tous les jours au restaurant sauf le dimanche où nous retournerons à la maison cuisiner un bon repas à mes frères et à mon papa. Une fois par semaine, ça leur suffira. Na ! Ma maman, c’est une princesse. Une princesse végétarienne. La vue du sang lui fait de la peine. Alors, dans mon studio, je lui offrirai une vie de château. J’éplucherai ses haricots et je lui achèterai des abricots. Je veux la protéger, mais pas lui ressembler. Je refuse de me faire manger par le manque de temps. Je ne ferai jamais d’enfant.

 

Mon papa, il vient de construire une boulangerie pour une famille d’éléphants. Du coup, je leur ai demandé si je pouvais, de temps en temps, venir jouer à la marchande dans leur magasin histoire de gagner un peu d’argent. Dans la famille éléphants, je demande la mère. Elle m’a répondu oui et que même ça l’arrangeait vu que ses filles, le pain, elles préféraient le manger que le vendre. Ma maman a été furieuse quand je le lui ai expliqué qu'au lieu d'apprendre mes leçons, j'allais travailler de cinq à sept, en même temps, je ne pouvais pas lui dire que j’allais devenir bête pour la rendre heureuse. Alors pour ne pas me disputer plus longtemps, je suis partie dîner chez la boulangère qui m’a expliqué le fonctionnement de son tiroir-caisse, les différentes tailles de boîtes à gâteaux et les pains tout chauds à installer dans les rayons. Quand il n’y en a plus, il faut crier à son mari dans le pétrin d’en remonter. Mais je ne retournerai jamais manger chez elle car c’est trop dégoûtant de voir une famille d’éléphants avaler devant la télévision des tonnes d'éclairs au café qu’ils n’étaient même pas écœurés d’avoir vu défiler toute la journée devant leurs yeux.

 

Maintenant tous les jours après l’école, je joue à la boulangère. C’est très marrant. J’adore peser les fraisiers et couper les flancs. Et j’y vais aussi le dimanche matin, tout le monde veut des croissants le dimanche matin et la boulangère, elle est bien contente d’avoir une petite main en plus tellement son magasin, il est plein. Entre deux baguettes, je bois des panachées bières avec les autres extras. Je n’aime pas le goût, mais ça me vieillit. 

 

La boulangère, elle n’arrête pas de me gâter. Faut dire, ses gâteaux, ils partent comme des petits pains. Elle m’achète plein d’habits. Ma maman, ça ne lui plait pas tous ces cadeaux. Moi, je m’en fiche, ça me fait faire des économies pour notre futur studio rien qu’à nous deux. Mais chut, personne ne doit le savoir, c’est encore trop tôt.

 

Il y a deux mois, en me penchant dans la vitrine pour attraper une religieuse au chocolat, j’ai vu passer la voiture de mon papa. C’est la seule Jaguar marron de Colmar. J’étais contente qu’il vienne me voir. Il s’est garé en bas de la rue, mais il n’est pas venu. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait quand soudain, la boulangère m’a dit qu’elle devait s’absenter et que j’étais assez grande pour garder sa boutique. Elle est sortie et je l’ai vu monter dans la voiture de mon papa qu’il croyait avoir caché dans le contrebas. Quand ils se sont embrassés, je me suis mise à pleurer. Je ne sais pas si c’est à cause de la boulangère ou de mon papa ou de ma maman, mais j’ai eu très mal. Surtout que je ne savais pas que mon papa, c’était un chien à aimer les éléphants. Pour me consoler, j’ai pris un billet de cent francs dans la caisse et quand j’ai pensé au cadeau que j’allais pouvoir faire, avec, à ma maman, ça m’a calmée.

 

Depuis chaque fois que mon papa vient et que la boulangère part, je prends cent francs. Parfois, le boulanger remonte tout chaud de ses fourneaux et me demande où est sa femme. Pour protéger mon papa qui ne sait pas que je sais, je lui mens. Chez le coiffeur, chez le docteur, chez sa sœur. Je trouve toujours.

 

Ce soir, j’ai dit à ma maman qu’il était temps. J’avais suffisamment d’argent, elle pouvait prendre un amant. Je lui laissais le choix de notre appartement. Elle m’a répondu que je n’étais qu’une enfant et que je ne devais pas me mettre en tête de changer sa destinée. Que pour le moment, je devais surtout mettre du savoir dans les tiroirs de mon cerveau et aussi arrêter ce travail idiot. J’ai eu beau lui expliquer que mon argent, c’était le prix de sa liberté, elle n’a rien voulu savoir. Alors pour la faire réagir, je lui ai raconté papa et la boulangère. Elle a crié et s‘est effondrée sur le canapé. Je me suis assise à ses côtés et j’ai posé sa tête sur mes genoux. J’ai caressé ses cheveux bouclés et l’on a pleuré ainsi toute la soirée. Soudain elle s’est levée pour aller ranger la cuisine. Quand j’ai vu que dans sa tristesse, il y avait encore de la place pour les repas de mes frères et de mon père, j’ai compris qu’elle ne partirait jamais et qu’elle et moi, c’était fini. Vraiment fini. Voilà. Elle ne m’aimait pas autant que je l’aimais. Voilà ! Ce serait toujours comme ça. Voilà.

 

Alors je me suis allée me coucher et j’ai mis mon réveil sur trois heures du matin. Quand il a sonné, je me suis levée sans faire de bruit. J’ai mis tous mes sous dans mon sac à dos avec un jean et un pull et je suis sortie. Arrivée au portail de la maison, j’ai pensé à mon chien. Il n’y était pour rien, je me suis dit. Alors, je suis retournée le chercher. Il ne m’a pas posé de questions et il m’a suivi. Puis on a marché tous les deux en silence dans la ville endormie jusqu’à la sortie de Colmar.

BOULANGÈRE fait partie des 34 nouvelles de mon recueil BRÈVES ENFANCES, paru aux éditions Au Diable-Vauvert.

 

 

BOULANGÈRE (nouvelle) Brèves enfances - Sylvie Bourgeois
Partager cet article
Repost0
/ / /

Ma nouvelle Pan fera partie de mon nouveau recueil qui paraîtra début avril 2024.

 

 

PAN - Nouvelle - Sylvie Bourgeois
Partager cet article
Repost0
/ / /

 

Ma nouvelle Zoé fait partie de mon recueil qui paraîtra début avril 2024.

Sylvie Bourgeois Harel - Festival de Deauville - Restaurant Ciro's - Samoyède

Sylvie Bourgeois Harel - Festival de Deauville - Restaurant Ciro's - Samoyède

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Sylvie Bourgeois fait son blog
  • : Sylvie Bourgeois Harel, écrivain, novelliste, scénariste, romancière Extrait de mes romans, nouvelles, articles sur la nature, la mer, mes amis, mes coups de cœur
  • Contact

Profil

  • Sylvie Bourgeois Harel
  • écrivain, scénariste, novelliste
  • écrivain, scénariste, novelliste

Texte Libre

Recherche

Archives

Pages

Liens