Chroniques du monde d'avant - 3 - Jean-Jacques Goldman
Nous sommes en 1993.
De Jean-Jacques Goldman, je ne connais aucune chanson. Je n’ai jamais écouté de variété française. Ce qui me causait bien des soucis à la petite école quand, à la récré, les filles me demandaient quel était mon chanteur préféré, elles étaient toutes amoureuses de Claude François ou de Johnny Hallyday, moi d’aucun, je n’avais pas d’idole. Et surtout pas de Johnny Hallyday qui me cassait les oreilles lorsque mon frère aîné montait sur le rebord de la fenêtre du salon, et avec un micro branché sur la chaîne de nos parents, hurlait Que je t’aime, que je t’aime, en chantant faux, d’autant que j’étais obligée de l’écouter et de l’applaudir.
Mais un lundi matin, décidée à établir un lien social avec mes petites camarades, je leur ai dit que j’aimais bien Gérard Lenormand. En effet, le samedi soir, mes parents étaient sortis dîner chez des amis, j’avais regardé une émission dans laquelle il avait chanté La Balade des gens heureux. Ce genre de conversation ennuyeuse n’avait pas duré, je m’en foutais totalement de leurs stars, je préférais être la star de la corde à sauter, ce qui m’a valu la jalousie de deux filles qui, énervées que je gagne toujours, ont essayé de me tuer en me passant la corde autour du cou et en tirant chacune d’un côté de toutes leurs forces. Je suis tombée dans les pommes, en sang, je m’en souviens encore.
Lorsqu’à 30 ans, on me propose de m’occuper de la presse d’un beau livre dans lequel se trouve l’album Rouge de Jean-Jacques Goldman, illustré par Lorenzo Mattoti et accompagné de nouvelles de son beau-frère Sorj Chalandon, journaliste à Libération, j’accepte. Je ne sais pas que Jean-Jacques Goldman est une star.
À l’époque, je travaille dans la communication en free-lance. Je disais à mes clients que ma spécialité était de ne pas être spécialisée. J’ai de la chance. À chaque mission, un chef d’entreprise me repère. Je m’installais toujours dans sa société le temps de mon contrat.
J’ai donc mon bureau chez Sony Music depuis une heure lorsque une fille affolée vient me dire que, demain, elle m’emmène à Canal + :
— Jean-Jacques fait une télé, ajoute-t-elle, excitée, ce qu’il n’a pas fait depuis trois ans, il n’aime pas ça.
Je le comprends totalement, moi-même, je n’ai pas la télé. Je ne supporte pas l’idée que des gens que je ne connais pas parlent entre eux dans mon salon sans que je puisse leur répondre. C’est un concept inacceptable. Et puis le soir, je préfère aller danser que regarder la télé.
Le lendemain, je pénètre donc avec cette fille chez Canal + dans une loge bondée où une cinquantaine de personnes sont entassées.
— Bonjour ! lance-t-elle gaiement à Jean-Jacques Goldman qu’elle croise à l’entrée. Je suis Nathalie, tu te souviens de moi ?
Dans la voiture, elle m’avait dit que dans le milieu de la musique, tout le monde se tutoyait et s’appelait par son prénom, même ceux qui ne se connaissaient pas, qu’ils formaient en quelque sorte une famille. Je lève les yeux au ciel. Une famille, j’en ai déjà une, et les groupes, passé quatre personnes, ça me fatigue. Quant au vouvoiement, je trouve cela follement sexy autant que mes minijupes que je porte, été comme hiver, avec des vestes cintrées et décolletées.
— Non, lui répond Jean-Jacques Goldman, je ne me souviens pas.
— Mais si, insiste-t-elle, on s’est vus hier, je suis Nathalie de Sony Music, je m’occupe de la télé.
— Tu sais quoi, la prochaine fois que tu me vois, tu dis Nathalie Télé, ajoute-t-il en mimant avec ses mains un carré censé représenter un écran de télévision.
N’ayant aucune envie de lui parler, je file, sans le saluer, rejoindre son frère Robert, dont j’avais fait la connaissance la veille, et qui me fait des grands signes sympathiques.
Je suis en train d’avaler un dixième four, les petits fours étaient délicieux chez Canal+, quand un jeune assistant équipé d’un talkie-walkie arrive en tordant des fesses :
— Jean-Jacques, c’est à toi, on t’attend sur le plateau.
Toujours cette obsession de se tutoyer !
Le chanteur va pour le suivre quand, du fond de la loge, je lui crie :
— Monsieur Goldman, il y a un problème !
Je suis comme les enfants, je n’ai pas de filtre, je dis tout ce qui me passe par la tête, je suis toujours très spontanée, je ne sais pas faire autrement.
Un silence s’établit immédiatement. Tous les regards se tournent vers moi. je me dis qu’ils doivent trouver ravissant mon tailleur minijupe en drap de cachemire baby rose de chez Scooter, un ensemble que j’adore et que je porte avec des bottes plates de chez Free-Lance et des collants noirs opaques.
— On m’a dit que vous n’aviez pas fait de télévision depuis trois ans, je lui lance, mais la façon dont vous êtes habillé, ça ne va pas du tout. Votre veste est trop grande pour vos petites épaules, c’est moche, retirez-la, vous avez une jolie chemise en dessous, vous serez plus à l’aise.
Les 50 regards tournés vers moi se changent en 50 regards de haine, me faisant comprendre que je ne dois pas parler ainsi à la star qui fait vivre financièrement Sony Music France.
Jean-Jacques Goldman s’arrête à l’entrée de la loge. Pendant que l’assistant le presse de le suivre, chuchotant à son talkie-walkie que, oui, oui, il arrive, le chanteur me regarde sans dire un mot. Je suis comme dans un western lorsque les cow-boys se confrontent les yeux dans les yeux, avant de se tirer dessus, devant tout le saloon médusé qui les admirent de peur, en silence. Je me dis que ma mission de m’occuper de la sortie de son livre Rouge va s’arrêter le soir-même. Une fois de plus, j’ai parlé trop vite. Une fois de plus, j’ai été trop spontanée. Que je devrais apprendre à me taire. En même temps, je n’ai pas envie de changer ma façon d’être, j’aime bien laisser mon coeur agir et s’exprimer. De toute façon, même si je le voulais, je n’y arriverai pas.
Au bout d’une minute qui a semblé une éternité, Goldman commence à marcher vers moi. Tout doucement. Il prend son temps. Les autres s’écartent sur son passage pour le laisser passer. Il s’arrête à ma hauteur.
— Qui es-tu ? me demande-t-il.
— Je m’appelle Sylvie, je réponds.
De nouveau, un long silence. Très long. J’ai le temps de penser que je dois absolument acheter du lait au Monoprix de Neuilly qui ferme à 22 heures. J’ai envie de manger des crêpes. J’adore les crêpes. Mon amoureux aussi.
Soudain, Jean-Jacques Goldman retire sa veste et me sourit. Il est très charmant, je me dis, vraiment très charmant, il devrait sourire plus souvent.
— Tiens, je te la donne, continue-t-il en me la tendant, je l’ai acheté 30 francs aux Puces. Ah oui, et merci Sylvie, ajoute-t-il en plongeant son adorable sourire dans mes yeux, ça fait quinze ans que l’on n’a pas été aussi sincère avec moi, merci.
Ce n’est plus 50 regards de haine que j’ai de la part du groupe, mais 50 regards de double-haine, tous apeurés à l’idée que je leur pique leur place privilégiée auprès de la star.
Ils n’ont juste pas compris qui je suis. Jean-Jacques, si, il a tout compris. En effet, j’aime être compétente dans mon travail, m’amuser aussi en bossant, mais ensuite, je veux qu’on me foute la paix. Je fuis. Je pars. Je rentre chez moi. j’ai besoin d’être seule pour pleurer mes chagrins jamais consolés de petite fille abusée (ce n’était pas mon papa) et de jeune femme violée.
C’est ce que j’ai fait d’ailleurs. Je n’ai pas entendu la fin de l’interview. Je suis partie. J’ai quitté les 50 regards en attente de l’amour de la star, et je suis allée acheter mon lait pour mes crêpes au Monoprix de Neuilly avant qu’il ne ferme, la veste de Jean-Jacques sous le bras, dorénavant, je peux l’appeler Jean-Jacques puisqu’il m’appelle Sylvie.
Sylvie Bourgeois Harel
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