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J’ai 12 ans. J’habite à Besançon. Je suis en 6ème à Notre-Dame. Je déteste Besançon. Je déteste Notre-Dame. Je déteste l’école. Je déteste la demi-pension. Je déteste les blouses en nylon que nous avons l’obligation de porter. Le nylon me donne des frissons. Je le dis à ma mère et lui montre les poils de mes avant-bras qui se hérissent dès que le nylon crisse. Ma mère montre mes avant-bras à la directrice afin que celle-ci lui donne l’autorisation de m’acheter une blouse en coton. Ma mère m’a inscrite à la demi-pension car je ne mange rien à la maison. À la cantine, c’est pareil, je ne mange rien, sauf qu’elle ne le voit pas. Elle me dit que c’est éreintant qu’à chaque repas je ne mange rien, d’autant que le mot anorexie n’existe pas encore. Je suis toute petite et toute maigre. Pascale Baudouin m’appelle Petit bout. Je déteste. Heureusement, je suis meilleure qu’elle au baby-foot où nous avons le droit de jouer après le déjeuner Il n’y a que le vendredi où je mange bien à la cantine car c’est le jour des frites. Frites et poisson. Je ne mange que les frites. Dès que je rentre de l’école, à 5 heures, je me prépare un goûter avec des crêpes, du chocolat chaud et des tartines de pain beurrées avec du miel ou de la confiture rouge. Encore aujourd’hui c’est mon repas préféré. J’adore. C’est d’un grand réconfort.

 

Les vacances de février arrivent. Tous les ans, mon père emmène un de mes trois frères aînés au ski pendant une semaine. C’est la tradition, une semaine entre garçons. Cette fois, ma mère exige qu’il m’emmène, moi, sa seule fille, ça vous fera du bien à tous les deux, argumente-t-elle, de passer un peu de temps ensemble, d’autant que Sylvie skie aussi bien que ses frères, ajoute-t-elle pour achever de convaincre mon père. Au moment de partir, elle me dit d’être gentille avec mon papa, qu’il m’aime et qu’il est malheureux que je ne veuille pas lui parler et encore moins l’embrasser. C’est vrai, je refuse ses baisers ou qu’il me touche l’épaule ou dans le dos comme le font les papas affectueux. Dès qu’il s’approche, je fuis. Tout le monde aime mon père à Besançon. Sauf moi. C’est ballot parce que je vis avec lui. Notre maison est toujours remplie d’amis qui l’apprécient. Où que j’aille dans les magasins, en ville, chez le médecin, on me parle de mon père qui est si formidable, si drôle, si talentueux. J’aime beaucoup recevoir tous ces compliments, d’autant que c’est vrai qu’il est rigolo, mon papa. Et talentueux. C’est lui qui dessine les plus belles maisons de la région. Je suis fière de lui mais je n’aime pas vivre avec lui au quotidien. Je l’aime de loin. Comme pour mes frères aînés, je n’aime pas vivre avec eux au quotidien. Ils ont toujours faim, font trop de bruit, ne débarrassent jamais la table, sentent parfois des pieds, et fatiguent ma mère qui, après chaque dîner, dit qu’elle a hâte d’être dans le trou.

 

Ça y est, la voiture de mon père est prête. Mon père a une Triumph blanche très belle qui ressemble à une voiture de compétition. C’est une drôle de voiture pour une famille de quatre enfants, lui a dit ma mère quand il l’a achetée. En même temps, mes frères sont déjà grands, ils ont tous des mobylettes ou des motos, et mon papa est un papa qui a besoin de liberté. Parfois, il rentre se coucher tellement tard que ma mère lui punaise son pyjama sur la porte d’entrée qu’elle ferme à clé, comme ça, il est obligé d’aller dormir à l’hôtel. Il revient tout penaud, tout gentil, le lendemain avec un bouquet de fleurs. Moi aussi, j’ai besoin de liberté. C’est ce que j’essaye d’expliquer régulièrement à la directrice de Notre-Dame quand, au lieu d’aller au lycée, je vais me promener avec Sam, mon chien de traîneau très gros très beau avec des longs poils blancs. Sam aussi, comme mon père, a besoin de liberté. La nuit, il va chasser les poules du voisin qu’il dépose le matin aux pieds de son amoureuse, la chienne labrador de notre médecin de famille. À force de les acheter pour dédommager le paysan du bout de la rue, ma mère, depuis peu, les récupère chez le médecin et les cuisine pour mes frères qui ont toujours faim. Quand il se sent trop seul, Sam vient me chercher jusque dans ma classe. Il connaît l’adresse, tous les matins, après avoir déposé sa poule chez la chienne de notre médecin, il m’accompagne à Notre-Dame. Il ouvre la porte de ma classe. Les professeurs ont peur. Il faut dire que son besoin de liberté le pousse à grogner si on lui dit de s’en aller sans moi. Je suis obligée de le ramener à la maison d’où je ne reviens jamais, trop contente de ces quelques heures de tranquillité avec ma maman qui me prépare un goûter que je partage avec Sam pour le remercier.

 

Nos skis sont sur le toit. À Noël, mes parents m’ont offert des Rossignol Roc 550. Magnifiques. Mon père a des Léo Lacroix tout neufs aussi. Je suis très fière car c’est lui qui a dessiné le logo, la typo et le design de cette marque que vient de créer son ami Léo Lacroix, un ancien champion olympique copain de Jean-Claude Killy. Et très fière aussi d’aller aux Ménuires, la station de Léo Lacroix qui nous attend. J’aime beaucoup Léo Lacroix qui est un grand et beau champion toujours souriant. J’aime beaucoup aussi la voiture de mon papa. Ça me réconcilie avec lui. C’est la seule Triumph blanche de Besançon. Et hop, on roule ! On ne parle pas beaucoup. Je ne sais pas comment lui expliquer qu’à la rentrée, je dois passer au conseil de discipline car j’ai dessiné sur un couloir du lycée : boum boum tralala l’anarchie vaincra. En même temps, ça devrait lui plaire, mon besoin de liberté, d’autant qu’il est le seul patron socialiste de Besançon où il n’y a pas d’horaires et qui donne des bonus à tous ses employés, même sa secrétaire Marie est bien payée. C’est un papa généreux et ça, ça me plait.

 

Dès que nous arrivons à l’hôtel, aux Ménuires, j’apprends que je dormirai dans la chambre des enfants de Monsieur Marguet qui est veuf, dans laquelle un troisième lit a été ajouté. C’est plus simple ainsi, argumente mon papa lorsque je lui demande comment se fait-il que tout ait été organisé dans mon dos alors que maman voulait que l’on profite de cette semaine pour mieux faire connaissance tous les deux. Bon, je file, Léo m’attend, continue-t-il en me laissant au restaurant où je commande une assiette de frites.

 

Pascale Marguet a mon âge et Christophe Marguet deux ans de plus que moi. Nous jouons aux cartes, ils me racontent Damprichard, la montagne où ils habitent, je leur explique l’anarchie que je crée à Notre-Dame. Je dors depuis un bon moment quand Christophe Marguet me réveille et me demande de le rejoindre dans son lit. J’aime l’anarchie, mais avec les garçons, j’obéis. C’est ce que m’ont appris mes trois frères aînés. À dire oui. Sinon c’est le bâton. Christophe est plutôt mignon avec ses cheveux rasés et ses yeux marrons. Il veut savoir si j’ai déjà embrassé avec la langue et avant même que je lui réponde non, il ouvre ma bouche, en me serrant les joues, et y met sa langue trempée qu’il tourne à toute vitesse, dans un sens, puis dans un autre. Mon amie d’enfance Nathalie que j’aime autant que ma maman, m’avait dit qu’elle l’avait déjà fait, et que ça lui avait plu. De mon côté, je me suis ennuyée à compter les tours que Christophe fait rapidement avec sa langue dans ma bouche qui a sommeil. Le lendemain matin, au petit-déjeuner, il veut me prendre la main et entrelacer ses doigts dans les miens comme le font les amoureux, mais je préfère tartiner mes tranches de pain avec le bon miel savoyard. Christophe insiste comme savent le faire les garçons quand le directeur de l’hôtel vient me demander où est mon papa. Je ne sais pas, je lui réponds, j’ajoute que je veux avoir une chambre pour moi toute seule, que c’est une mauvaise idée cette histoire avec les enfants Marguet, mais je m’abstiens de lui expliquer la langue de Christophe trop mouillée et trop rapide que rien que d’y penser j’ai le tournis.

 

— D’accord pour la chambre, me répond-il ennuyé, mais il faut absolument que vous trouviez votre père, c’est urgent, il a les clefs du coffre de l’hôtel, et des clients réclament leur argent.

— Mais pourquoi mon père a les clés du coffre de votre hôtel, je le questionne du haut de mes 12 ans ?

 

J’ai le droit de ne pas parler à mon papa et de lui en vouloir de ne pas avoir su me protéger, mais j’interdis à quiconque de l’embêter et encore moins de lui faire porter une responsabilité qui ne lui incombe pas.

 

— Là n’est pas le problème, ajoute le directeur, il faut que vous m’aidiez à le trouver.

— Là est tout le problème, je continue sur le même ton comme si j’avais 30 ans. Mon père n’a pas pu prendre vos clés tout seul, pourquoi les lui avez-vous données ? Et ne me dites pas qu’il a voulu mettre quelque chose dans votre coffre, c’est impossible, à la maison, rien n’est jamais fermé, et il n’y a même pas de clé à la porte d’entrée, c’est vous dire comme il aime la liberté.

 

Le directeur est alors parti dans une explication comme quoi la veille au soir, ils étaient allés dîner avec des amis, oui ça je le sais, c’est pour ça que j’ai mangé, seule, des frites et que j’ai dit oui à Christophe Marguet pour qu’il mette sa langue dans ma bouche alors que je n’en avais pas trop envie. Puis d’un air embêté, il a chuchoté dans mon oreille qu’ils avaient peut-être un peu trop bu.

 

— C’est là, je crois, que j’ai donné les clés du coffre de l’hôtel à votre papa, mais sincèrement, je ne sais plus pourquoi.

 

Mon père n’a réapparu que trois jours plus tard. Trois jours pendant lesquels aucun client de l’hôtel n’a pu récupérer son argent. Trois jours où, au petit-déjeuner, le directeur, de plus en plus ennuyé et inquiet, venait me demander si j’avais eu des nouvelles de mon papa. Trois jours où je n’ai mangé que des frites et des goûters. Trois jours merveilleux où Léo Lacroix venait me chercher avec les enfants Marguet pour nous donner une leçon de ski avec d’autres enfants de la station. J’étais très fière de sauter les bosses et de descendre les pistes noires aussi vite que les garçons, et que Léo Lacroix, la star de la station, me dise que j’étais très élégante à ski. Aux Ménuires, c’était comme à Besançon, dès que quelqu’un savait que j’étais la fille de mon père, il me disait à quel point il l’aimait, que j’avais de la chance d’avoir un papa si formidable, si gentil, si drôle, mais que c’était quand même un sacré phénomène.

 

Mon père est revenu en fin de matinée.

 

— On va rentrer cet après-midi, Sylvie, je suis désolée, je dois écourter notre semaine, j’ai trop de travail qui m’attend à Besançon mais, promis, nous allons skier ensemble cet après-midi, d’autant que Léo m’a dit que tu étais une vraie championne qui n’a pas peur de descendre vite dans les noires et de sauter les bosses.

 

Nous avons pris le téléphérique pour aller déjeuner sur les pistes, j’ai mangé des frites. Très bonnes. J’en ai recommandé. Toutes aussi bonnes. Mon papa est fatigué mais content que je me régale autant. Au moment d’aller skier, ce que j’attendais depuis mon arrivée aux Ménuires et peut-être même depuis que je suis née que mon père voit combien je suis douée, j’ai cherché partout mes skis Rossignol Roc 550 tout neufs, mais on me les avait volés pendant le déjeuner.

Léo Lacroix et mon père Pierre Bourgeois au ski aux Ménuires
Léo Lacroix et mon père Pierre Bourgeois au ski aux Ménuires
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En ce moment, le soir, je m’endors avec un documentaire sur les F1. C’est assez mal réalisé avec un montage d’images coupées très rapidement et une musique hystérique afin de créer du sensationnel, alors que ce monde de la vitesse est suffisamment sensationnel à lui tout seul, inutile d’en rajouter. Mais ce que j’adore, ce sont les interviews de ces jeunes pilotes qui, pour certains, comme Charles Leclerc ou Esteban Ocon, ont démarré en F1 a, à peine, 20 ans, ce sont mes deux chouchous. Esteban parce qu’il a un bon état d’esprit, et Charles parce que je connaissais son papa, Hervé.
J’ai rencontré Hervé Leclerc à Cap-d’Ail lorsque j’avais 18 ans. Son beau-père Charles Manni était l’ami d’enfance de ma maman. Nous nous sommes revus à Paris, quand je montais de Besançon, en camion, avec mon frère, un autre Hervé, de 7 ans plus âgé que moi, et son meilleur copain, Serge, étudiant, comme lui, en architecture. Le camion, c’était le rêve de mon frère Hervé qui voulait vivre dans un immense camion rouge comme ceux dans lesquels l’écurie Ferrari transportait ses F1 au Grand-Prix de Monaco où nous avions la chance, grâce à Zizi, le directeur de l’Automobile Club de la Principauté, d’avoir des passes pour aller dans les stands.
J’adorais m’y promener avec mon short en daim et mes bottes plates assorties, en daim également, puis pendant la course, m’asseoir dans un coin où je ne gênais personne et admirer la rapidité avec laquelle les mécaniciens, tous en combinaison assortie, changeaient en quelques secondes les pneus des voitures et la vitesse avec laquelle les pilotes repartaient sur le circuit. De son côté, mon père, casquette Achille, du nom de notre voilier, sur la tête, et cigarette au bec, se régalait également d’observer ce manège où perfection rimait avec précision, jusqu’au jour où un policier monégasque s’est posté devant lui, l’empêchant de faire un pas de plus. Ayant son casque anti-bruit sur les oreilles, n’entendant rien de ce qu’il lui disait, mon père, en bon Franc-Comtois, lui a gentiment offert une de ses Disque bleu sans filtre et tendu son briquet, ne pouvant imaginer que cet homme du Sud puisse lui demander autre chose que de partager le plaisir de fumer ensemble, alors que le policier lui intimait l’ordre d’éteindre immédiatement sa cigarette vu les milliers de litres d’essence présents, le moindre mégot mal éteint pouvait faire exploser tout Monaco.
L’année d’après, était-ce de la faute de mon gentil papa rigolo bon-vivant, gros fumeur et grand buveur, seulement d'excellents vins et de vieux whiskys, aimait-il préciser, mais ces passes ont été supprimés, même s’ils étaient distribués au compte-goutte, il était trop dangereux pour les pilotes d’avoir des visiteurs dans les stands. Seul mon frère Vincent, de 4 ans de plus que moi, eut droit à un badge, ayant été embauché par Zizi pour photographier les rails de sécurité. Mais quand il dut rendre son travail à l’Automobile-Club, il se mit en tête que ses photos étaient artistiques et refusa de donner ses négatifs. Il commençait à souffrir de bouffées délirantes qui accentuait sa paranoïa naissante. Ma mère fut obligée de faire développer des milliers de photos de rails, ce qui lui coûta une fortune. Deux ans plus tard, Vincent connut son premier internement à l’hôpital psychiatrique de Nice après avoir voulu récupérer une villa que mon grand-père aurait donné, bien avant la Seconde Guerre mondiale, à sa maîtresse dont le mari était peintre et mon aïeul le seul acheteur de ses tableaux.
J’embêtais souvent mon frère Hervé en lui répétant que son rêve de vivre dans un camion devait certainement venir de sa peur que la possession d’une maison lui tue son imagination comme si, en n’ayant rien, il aurait toujours le désir de créer la maison idéale, quoi qu’il en soit, son rêve de camion rouge, c’est son copain Serge qui l’a réalisé, il a acheté une camionnette J7 beige dans laquelle il a installé très sommairement un lit et un bureau. Serge habitait dans notre maison de Besançon, il adorait mes parents qui étaient drôles, beaux, généreux, ouverts et intelligents. Le talent de mon père architecte l’épatait. De mon côté, j’aurais préféré que mon père se remette à la peinture, ses dessins m’impressionnaient de beauté, de simplicité, de justesse.
Cette année-là, les deux garçons montaient régulièrement à Paris pour voir des chantiers ou des filles, je ne sais plus. Moi, je sautais souvent dans leur camion-maison-bureau et j’allais voir Hervé Leclerc qui me parlait de sa passion pour les voitures et de son rêve d’être pilote de F1. Il vivait chez sa grand-mère, une dame excessivement élégante qui l’aidait financièrement dans son désir de futur champion. J’ai revu Hervé, un an plus tard, lorsque je suis allée vivre seule à Cap-d’Ail dans la maison de vacances de ma mère qu’elle avait hérité de sa propre mère, plus exactement, la demie-maison, sa sœur aînée ayant hérité de l’autre partie. Je voulais gagner ma vie, être indépendante, je travaillais comme hôtesse à Monaco et prenais des cours du soir pour apprendre à dessiner des habits.
Entretemps, Hervé Leclerc avait beaucoup tourné en F3, il était très rapide. Le manager du circuit de la Châtre croyait en lui et voulait le pousser à réussir, mais un autre coureur qui avait une plus grosse expérience que lui en karting, devint leur coureur officiel. Hervé fut terriblement déçu. Il continuait les entraînements et les courses, mais sa souffrance de ne pas avoir été choisi se transforma en obsession. Il s’installa chez sa maman, Monique, une très belle femme, qui avait refait sa vie près de Monaco avec Charles Manni, l’ami d’enfance de la mienne. Charles était pauvre, enfant, peut-être le seul pauvre de Monaco. Il avait fait fortune en fournissant des pièces mécaniques à l’industrie automobile, et avait construit son usine à Fontvieille, un quartier de la Principauté situé sous le zoo où un éléphant pleurait nuit et jour, et à deux pas du vieux port où mes parents et Charles avaient leurs voiliers.
Un matin, Hervé Leclerc, accompagné de son chagrin, vint me voir à Cap-d’Ail, m’offrit un chien, un Braque de Weimar, magnifique, et m’embrassa. Tous les jours, nous marchions main dans la main au bord de la mer. J’écoutais son obsession, sa déception, sa frustration.
Puis ce fut le mois de mai, le Grand Prix de Monaco arriva. La maison de Cap-d’Ail se remplit de jeunes pilotes de Formule 3 qui s'entraînaient à la Châtre avec mon frère Hervé, passionné également d’automobiles, qui, la nuit, au volant de la Talbot Sunbeam GTI noire de ma mère qui aurait préféré une voiture moins sportive, m’apprenait les trajectoires dans les chicanes du circuit et les talons-pointes, me tapant dans l’épaule que je ne devais pas conduire comme une fille, alors que mon statut de fille lui convenait très bien quand je nourrissais, chaque soir, ses copains affamés en leur cuisinant des immenses quiches et pissaladières, et aussi des gâteaux au chocolat que je ne faisais pas beaucoup cuire afin qu’ils soient coulant au centre.
C’est ainsi qu’entre les camions rouges Ferrari qui faisaient rêver mon frère Hervé, la camionnette J7 beige de Serge qui ne ressemblait en rien à ceux de la Scuderia, néanmoins Serge, en bon Italien, arrivait à mettre suffisamment d’étoiles dans ses yeux pour arriver à embrasser des filles dedans, les jeunes pilotes de F3, les espoirs déçus d’Hervé Leclerc, l’usine de pièce automobiles de Charles Manni, la cigarette de mon père dans les stands, les photos des rails du circuit que Vincent n’a jamais voulu donner, les dizaines de pâtes à tarte que je faisais suivant la recette de ma grand-mère, farine, levure de boulanger, eau et huile d’olive, mon chien qui me protégeait de ces nombreux mâles envahissants, toutes ces histoires de voiture qui tournaient en rond, m’ont fatiguée.
Je n’ai plus voulu embrasser Hervé Leclerc. Pourtant, il était drôle, gentil, tendre, mignon, déjà, je ne comprenais rien aux désirs des garçons, et je ne voulais pas tourner en rond avec sa frustration de comprendre qu’il ne sera jamais champion. J’ai quitté Hervé sur un rocher au bord de l’eau. Il a pleuré dans la mer. Ma mère a rendu à la sienne mon chien trop grand pour ma petite vie qui avait mal commencé, mais dont je n’avais jamais parlé. Ni à Hervé Leclerc, ni à ma mère, ni à ma meilleure amie, juste à mon grand chien à qui j’avais confié mon chagrin de petite fille bafouée qui ne pourra plus jamais avoir confiance aux hommes qui disaient l’aimer.
J’ai fui Monaco et je suis partie travailler à Saint-Tropez, j’ai trouvé un travail de serveuse dans un restaurant situé sur la plage de Pampelonne, à Ramatuelle, au Planteur. Le 18 août, comme il pleuvait, mon patron m’a donné mon jour de congé. J’ai fait du stop pour aller embrasser ma mère qui me manquait et qui passait l’été à Cap-D’ail, à 130 kilomètres. Un conducteur m’a pris et m’a violée dans sa voiture qu’il avait fermée à clef après avoir quitté la route du bord de mer pour s’éloigner dans la campagne.
De nouveau, je n’ai rien dit, les victimes se taisent, je me suis tue, perdue dans la honte de croire que c’était de ma faute, que tout ce qui m’arrivait était encore et toujours de ma faute. Alors j’ai fui à Paris pour me perdre encore plus et ne plus voir mes amis qui m’aimaient puisque je me haïssais. Mais chut, sans rien dire à personne. Personne ne devait savoir.
Une dizaine d’années plus tard, Hervé Leclerc s’est marié et a projeté son amour des voitures, sa volonté, son talent, ses désirs de F1, son humour, sa bonne humeur et sa gentillesse sur ses fils qu’il a initiés très tôt au karting. Le fantôme de la victoire de l'ancien coureur de karting, qui a lui coûté son destin de champion, y était certainement pour quelque chose. Très rapidement, Hervé Leclerc a pu admirer les victoires de ses fils qui n’arrêtaient pas de gagner et gravissaient tous les échelons, mais hélas, il n’a pas pu voir le destin de Charles, son deuxième enfant, qui a réalisé son rêve et celui de son père de devenir pilote de F1.
En effet, Hervé est mort le 20 juin 2017, et Charles a intégré l’équipe Sauber le 2 décembre 2017, avant de rejoindre l’année suivante l’écurie Ferrari et ces beaux camions rouges qui ont si longtemps fait rêver l’autre Hervé.
Mon ami Hervé Leclerc, papa de Charles, le jeune et talentueux pilote de F1
Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Sylvie Bourgeois Harel - Club 55 - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois Harel - Club 55 - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Saint-Tropez

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Nous sommes en 1993. De Jean-Jacques Goldman, je ne connais aucune chanson. Je n’ai jamais écouté de variétés françaises. Ce qui me causait bien des soucis, à la petite école, pendant la récré, quand les filles me demandaient quel était mon chanteur préféré, elles étaient toutes amoureuses de Claude François ou de Johnny Hallyday, tandis que moi d’aucun, et surtout pas de Johnny Hallyday qui me cassait les oreilles lorsque mon frère Hervé, plus âgé que moi, montait sur le rebord de la fenêtre du salon et avec un micro branché sur la chaîne de nos parents, sur laquelle ma mère n’écoutait que de la musique classique, hurlait en chantant faux Que je t’aime, que je t’aime, d'autant que j’étais obligée de l’écouter et de l’applaudir. Mais un lundi matin, décidée d’entamer un lien social avec mes petites camarades, je leur ai dit que j’aimais bien Gérard Lenormand, le samedi, mes parents étaient sortis dîner chez des amis, j’avais regardé une émission à la télévision où Gérard Lenormand avait chanté La Balade des gens heureux. Ce genre de conversation n’a pas duré, je m’en foutais totalement de leurs stars, je préférais sauter à la corde, ce qui me vaudra la jalousie de deux fillettes qui, énervées que je gagne toujours, ont essayé de me tuer en me passant la corde autour du cou et en tirant chacune d’un côté de toutes leurs forces.

 

Alors quand on me propose de m’occuper de la presse d’un beau livre dans lequel on trouvait l’album Rouge de Jean-Jacques Goldman, illustré par Lorenzo Mattoti et accompagné de nouvelles de son beau-frère Sorj Chalandon, journaliste à Libération, j’accepte aussitôt pensant qu’il était temps que je m’intéresse à la variété française. Je travaille dans la communication en free-lance, disant à mes clients que ma spécialité est de ne pas être spécialisée, j’ai de la chance, à chaque mission, un chef d’entreprise me repère et me fait travailler, ma seule condition est qu’il accepte que je m’installe dans sa société, le temps de mon contrat. Je suis une affective, si l’on s’intéresse à moi, j’ai ensuite très peur d’être abandonnée, je dois garder coûte que coûte le contact. Puis, je disparais laissant souvent derrière moi des gens pantois, étonnés et parfois même déçus que je ne sois plus là.

 

J’ai donc un bureau chez Sony Music depuis une heure quand une fille affolée vient me dire que demain, elle m’emmène à Canal + :

 

— Jean-Jacques fait une télé, ajoute-t-elle, excitée, ce qu’il n’a pas fait depuis trois ans, il n’aime pas trop ça.

 

Je le comprends, moi-même, je n’ai pas de télé, je ne supporte pas l’idée que des gens qui ne m’ont pas été présentés et à qui je ne peux pas répondre, parlent entre eux dans mon salon, c’est pour moi un concept impossible à accepter. Je préfère aller danser.

 

Le lendemain, je pénètre avec cette fille dans une loge bondée où une cinquantaine de personnes sont entassées.  

 

— Bonjour ! lance-t-elle, gaiement à Jean-Jacques Goldman qui est à l’entrée. Je suis Nathalie, tu te souviens de moi ?

 

En voiture, elle m’avait dit que dans le milieu de la musique, tout le monde, même ceux qui ne se connaissent pas, se tutoie et s’appelle par leur prénom, qu’ils forment une famille. Je lève les yeux au ciel, une famille, j’en ai déjà une, et les groupes, passé quatre personnes, ça me fatigue, quant au vouvoiement, je trouve cela follement sexy tout comme les minijupes que je porte été comme hiver.

 

— Non, répond Jean-Jacques Goldman.

— Mais si, insiste-t-elle, on s’est vus hier, je suis Nathalie de Sony Music, je m’occupe de la télé.

— Tu sais quoi, la prochaine fois que tu me vois, tu me dis Nathalie Télé, ajoute-t-il en mimant avec ses mains un carré censé représenter un écran de télévision.

 

Quelle tarte aux pommes, je me dis en filant sans le saluer au fond de la loge où son frère Robert, dont j’avais fait la connaissance la veille, me fait des grands signes.

 

Je suis en train d’avaler un petit four, les petits fours étaient toujours délicieux chez Canal, quand un jeune assistant équipé d’un talkie-walkie arrive en tordant des fesses :

 

— Jean-Jacques, c’est à toi, on t’attend sur le plateau.

 

Toujours cette obsession de se tutoyer !

 

Le chanteur va pour le suivre quand, du fond de la loge, je crie :

 

— Monsieur Goldman, il y a un problème !

 

Je suis un peu comme les enfants, je n’ai pas de filtre, je dis tout ce qui me passe par la tête, persuadée que c’est urgent et important.

 

Un silence s’établit immédiatement et tous les regards se tournent vers moi. Je me dis qu’ils trouvent joli mon tailleur minijupe en drap de cachemire rose bonbon de chez Scooter, une pièce en effet ravissante de ma garde-robe, que je porte avec des bottes cavalières plates de chez Free-Lance et des collants opaques.

 

— On m’a dit que vous n’aviez pas fait de télévision depuis trois ans, mais la façon dont vous êtes habillé ne va pas. Votre veste est trop grande, vous avez des petites épaules, retirez-la, vous avez une jolie chemise, vous serez plus à l’aise.  

 

Les 50 regards tournés vers moi se changent en 50 regards de haine me faisant comprendre que je ne dois pas parler ainsi à la star qui fait vivre financièrement Sony Music France.

 

Jean-Jacques Goldman s’arrête à l’entrée de la loge. Pendant que l’assistant le presse de le suivre, chuchotant à son talkie-walkie que, oui-oui, il arrive, il me regarde sans dire un mot. Je suis dans un western lorsque les cow-boys se confrontent des yeux avant de se tirer dessus devant tout le saloon médusé qui les admirent de peur en silence. Je me dis que ma mission de m’occuper de la sortie de son livre Rouge va s’arrêter le soir-même. Une fois de plus, j’ai parlé trop vite. Avec mon cœur. Sans réfléchir. Mais que je n’ai pas envie de changer ma façon d’être. De toute façon, même si je le voulais, je n’y arriverai pas.

 

Au bout d’une minute qui a semblé une éternité, le chanteur commence à marcher vers moi. Tout doucement. Il prend son temps. Les autres s’écartent sur son passage pour le laisser avancer. Il s’arrête à ma hauteur.

 

 — Qui es-tu ? me demande-t-il.

 — Je m’appelle Sylvie, je réponds.

 

De nouveau, un long silence. Je pense aux courses que je ne dois pas oublier de faire, avant de rentrer, au Monoprix de Neuilly qui ferme à 22 heures. J’ai envie de crêpes. J’adore les crêpes. Charles aussi. Et je n’ai plus de lait.

 

Soudain, Jean-Jacques retire sa veste et me sourit. Il est très charmant, je me dis, il devrait sourire plus souvent.

 

— Tiens, je te la donne, continue-t-il en me la tendant, je l’ai acheté 30 francs aux Puces. Ah oui, et merci Sylvie, ajoute-t-il en prolongeant son sourire dans mes yeux qui en oublient la recette de la pâte à crêpes que j’étais en train de me réciter dans la tête, ça fait quinze ans que l’on n’a pas été aussi sincère avec moi.

 

Ce n’est plus 50 regards de haine que j’ai de la part du groupe, mais 50 regards de double-haine, apeurés qu’ils étaient que je leur pique leur place privilégiée auprès de leur star. Ils n’ont juste pas compris qui je suis, j’aime bien travailler, jouer un peu, mais surtout, ensuite, je veux qu'on me foute la paix car j’ai besoin d’être seule pour pleurer mes chagrins jamais consolés de petite fille abusée et de jeune femme violée. C’est ce que j’ai fait d’ailleurs. La veste de Jean-Jacques sous le bras, dorénavant, je peux l’appeler Jean-Jacques puisqu’il m’appelle Sylvie, j’ai filé au Monoprix de Neuilly acheter mon lait pour mes crêpes avant qu’il ne ferme.

Ma rencontre avec Jean-Jacques Goldman - 1993
Ma rencontre avec Jean-Jacques Goldman - 1993
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Ma nouvelle La Nioulargue de mon papa fait partie de mon nouveau recueil qui paraîtra début avril 2024.

Pierre Bourgeois - 1926 - 1996

L'architecte Pierre Bourgeois à Besançon avec sa fille Sylvie

L'architecte Pierre Bourgeois à Besançon avec sa fille Sylvie

L'écrivain Sylvie Bourgeois Harel devant Alcyon durant les Voiles de Saint-Tropez - 2021

L'écrivain Sylvie Bourgeois Harel devant Alcyon durant les Voiles de Saint-Tropez - 2021

Sylvie Bourgeois - Août 1984 - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois - Août 1984 - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois 1986 - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois 1986 - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois 1985

Sylvie Bourgeois 1985

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Les Mystères de l'écriture

"Je suis contente de vous présenter mon roman Tous les prénoms ont été changés, mon dixième livre. J’ai mis un certain temps à écrire cette histoire d’amour entre Victor et Madeleine. Avec de nombreuses étapes. C’est la première fois que cela m’arrive. D’habitude, lorsque je commence un livre, je ne fais que ça jusqu’à ce que je le finisse. Mais là, non. Je l’ai commencé le mercredi 5 décembre 2018 à 13 heures. Je m’en souviens. Je déjeunais seule au Migon, un des rares restaurants de la plage de Pampelonne, ouvert durant l’hiver. J’apprécie beaucoup cet endroit où l’on peut déjeuner les pieds dans le sable, à deux mètres de la mer. Le propriétaire m’avait installée à une jolie table dehors. Il faisait beau. J’avais commandé des pâtes au pistou. J’étais heureuse et triste. J’ai ouvert mon ordinateur. J’ai toujours mon ordinateur avec moi. J’adore déjeuner ou dîner, seule, au restaurant avec mon ordinateur. Mon premier roman, Lettres à un Monsieur, je l’ai pratiquement écrit au Café de Flore, à Saint-Germain-des-Prés, autour d’un chocolat chaud. À Ramatuelle, les personnes me connaissent pour être l’écrivain qui déjeune ou dîne seule avec son ordinateur. Ce qui est paradoxal dans cet endroit de vacances où personne ne veut être seul de peur certainement que l’on croie qu’ils n’ont pas d’amis. Moi, c’est le contraire. J’ai de nombreux amis mais l’écriture m’oblige à une certaine solitude. Savoir être seule dans un endroit bondé est délicieux, je créé mentalement un cercle autour de moi qui délimite mon univers spirituel dans lequel aucun être humain ne peut m’atteindre, ni me déranger. Donc je déjeune seule mes pâtes au pistou et soudain les mots arrivent : « Elle savait. Elle savait qu’en entrant au bar du Grand Hôtel, un homme serait là pour la sauver. Qu’elle l’appellerait l’inconnu. » Et j’écris, j’écris, j’écris, je n’arrête plus d’écrire, mes pâtes au pistou refroidissent. Je veux rentrer à Paris. Je veux m’enfermer dans mon bureau. Je ne veux plus parler, plus téléphoner, je veux me concentrer, j’ai besoin de rester seule avec mes personnages, Madeleine, Victor et l’inconnu. Je réserve un billet de train pour le lendemain matin. J’appelle le gardien du château de La Mole où je travaille depuis juillet 2016 pour Patrice de Colmont et où j'habite lorsque je suis dans le Sud, pour le prévenir qu’il doit m’accompagner à l’aube à la gare. Je lève les yeux. La mer est magnifique. Le ciel est sublime. Toute cette beauté m’appelle. Mais je ne la vois déjà plus. Je ne vois plus que mes mots et ma nécessité d’écrire, de rédiger cette histoire d’amour entre mes personnages qui s’aiment et qui souffrent de trop s’aimer, Victor, de jalousie, et Madeleine, d’incompréhension. Un peu plus loin, un ami déjeune avec ses enfants. En partant, j’apprends qu’il a réglé mon addition. C’est élégant. C’est important d’avoir des amis élégants. L’élégance a le pouvoir de cacher la tristesse, le malheur, la peine, le chagrin, la lâcheté aussi.
 
Pendant cinq semaines, je n’ai fait que ça, écrire, écrire, écrire. Puis la lumière du Sud m’a de nouveau attirée. Et j’ai laissé mes mots, je les ai abandonnés, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Je ne les ai retrouvés que le 6 mars 2019 lorsque je suis rentrée précipitamment à Paris mais, cette-fois, pour ne plus les quitter jusqu’à la fin de mon roman. Il n’y a que mon mari qui peut accepter de vivre avec moi, qui peut comprendre que l’écriture happe tout, le temps, les bons moments, les plaisirs, les repas, les amis, les amours, l’écriture happe tout, il n’y a plus que ça qui compte. Personne ne peut accepter de vivre avec un écrivain.
 
Mais je n’étais pas heureuse. Je n’étais pas contente de mon roman. Je n’étais pas satisfaite de la fin. J’avais une colère en moi. Ce n’est pas bon d’écrire sous le coup de la colère. J’avais fait mourir Victor d’un accident de voiture. C’est faible de se débarrasser d’un personnage en le faisant mourir. C’est facile. Alors j’ai laissé mon roman pendant un an et demi. Il me fallait tout ce temps pour nettoyer ma colère et la déception qui polluaient ma pensée. C’est seulement en novembre 2020 que j’ai repris mon roman, j’ai commencé par retirer cent-trente pages inutiles, des pages de colère et de déception, complètement inutiles. Je n’ai laissé que l’amour et la douceur, et l’humour aussi, oui, beaucoup d’humour et beaucoup d’amour, et pendant deux mois je l’ai totalement réécrit.
 
Et maintenant je suis contente de mon roman, c’est certainement mon meilleur livre."


Sylvie Bourgeois
 

Sylvie Bourgeois Harel - Photographe Daniel du Club 55

Sylvie Bourgeois Harel - Photographe Daniel du Club 55

Extrait page 157 :

(...) Madeleine récupéra cinq ânes, deux juments à la retraite et sept chèvres qui sympathisèrent immédiatement avec son petit chat. Elle recréa le même potager qu’à Gorbio avec des poules et des lapins. En souvenir de leur première rencontre, Victor lui offrit un lusitanien blanc, sosie de Baba Yaga. Elle apprit à le dresser afin qu’il sache danser à ses côtés, c’était sa nouvelle passion. Et ne pouvant résister à l’idée d’avoir un chien, un chiot leonberg vint compléter sa bande de copains, les seuls qu’elle avait le droit de fréquenter sans créer de drame, la jalousie s’étant subrepticement installée assez rapidement dans leur couple. Un matin, ils vivaient ensemble depuis seulement cinq mois, Madeleine n’avait pas décroché son téléphone. Victor s’était alors mis en tête qu’elle ne répondait pas car elle était avec un autre homme. Mais qui ? Il était incapable de le nommer ou de le décrire, mais il en était persuadé, Madeleine avait reçu quelqu’un dans leur lit. Ce quelqu’un englobait toutes les blessures de Victor, toutes ses souffrances, toutes ses trahisons. Et là, à cet instant précis, il détenait enfin la preuve qu’il avait raté sa vie. Tous les indices étaient là. Les draps avaient été changés. Et elle n’avait pas répondu au téléphone.

 

— Alors, qu’as-tu à répondre à ça ? Hein, qu’as-tu à dire ? hurla-t-il en rentrant le soir.

— Rien. La femme de ménage a changé les draps sans me demander mon avis, je ne m’y suis pas opposée, j’adore dormir dans des draps tout propres qui viennent d’être repassés. Et je ne t’ai pas répondu car j’étais en ligne avec Emma qui était en larmes, bouleversée par le décès brutal de sa cousine, c’était impossible d’abréger notre conversation. Je suis désolée, mon amour, que tu aies aussi mal vécu par le passé et que ta souffrance cherche à nous détruire en imaginant le pire, viens dans mes bras, laisse nos peaux se dire qu’elles ont besoin l’une de l’autre.

 

Madeleine s’approcha de Victor pour tenter de le calmer, mais il la repoussa violemment, criant qu’elle était une sorcière, qu’elle le manipulait, que les mots qui sortaient de sa bouche étaient du poison. La tête rentrée dans les épaules, le regard en biais vers le sol, méconnaissable, il effectuait de grands gestes avec ses bras comme s’il chassait un fantôme.

 

— Regarde-moi, répéta calmement Madeleine. Regarde-moi dans les yeux. Sors de ta crainte dans laquelle tu te persuades que je t’ai trompé, cette crainte t’obsède et, en même temps, tu la recherches car tu la connais, tu sais la maîtriser, tu sais la maîtriser dans la colère, les cris, la fuite, tandis que l’amour, tu le découvres, tu m’as dit que c’était la première fois de ta vie que tu étais amoureux, tu as peur parce que tu ne te reconnais plus, ton monde de certitudes s’écroule, tu as peur car je monopolise tes pensées. Je ne fais que répéter tes mots. Tu m’as dit que tu pensais à moi toute la journée et que tu hurlais le matin dans ta voiture lorsque tu allais de la maison à ton bureau parce que nous serions séparés quelques heures. Si cela peut te rassurer, c’est la même chose pour moi. Je pense à toi en permanence. Tu as raison de me traiter de sorcière. Oui, je t’ai ensorcelé. Je t’ai ensorcelé d’amour. L’amour, c’est avoir peur de perdre l’autre, tu as peur car tu es devenu dépendant de mon regard et tu crains qu’il ne soit plus dirigé sur toi.

Madeleine réussit à lui saisir un bras.

— Réfléchis mon amour, pourquoi te tromperais-je ? Tu penses que tu n’es pas à la hauteur pour me garder ? Que j’ai besoin d’un autre homme ? Écris notre histoire, tu verras, il n’y a de place pour personne. Tu me fais l’amour trois fois par nuit, tu me téléphones dès que tu as cinq minutes, j’ai quitté Menton et la lumière du Sud pour venir vivre avec toi à Châteaugay où je ne connais personne. Après la mort de mon mari, tu as mis six ans pour me reconquérir. Six ans ! Si je t’ai dit non à toi qui es mon premier amour, comment peux-tu imaginer que je vais dire oui en trois minutes à un inconnu ? Et tu sais très bien que depuis le décès de Paul, j’ai toujours refusé d’avoir un homme dans mon lit.

 

À l’évocation du prénom de Paul, Victor sursauta.

 

— En plus, je ne suis pas une femme d’aventures, continua Madeleine, je n’en ai jamais eues, je n’aime que les hommes fous de moi et il n’y en a pas tant que ça. Et tu sais que j’aime faire l’amour avec toi, c’est mon bien le plus précieux, je ne vais pas le gâcher.

 

À bout d’arguments pour rassurer Victor, Madeleine ajouta :

 

— Et tu sais aussi combien c’est compliqué pour moi d’avoir du plaisir. Tu te souviens le nombre de nuits que tu as passé à caresser mon sexe en me demandant de me détendre, détends-toi, détends-toi, tu répétais inlassablement. Pourtant, j’étais confiante avec toi, mais je n’y arrivais pas. Alors comment peux-tu imaginer que je vais confier la gestion de ma jouissance à n’importe qui ?

 

Victor renifla aussi bruyamment qu’un enfant puni.

 

— Reviens dans le concret, Victor, continua Madeleine d’une voix douce et autoritaire pour le sortir de sa léthargie dans laquelle il semblait emprisonné. Dis-moi ce que tu ressens. Respire. Prends le temps de respirer. Regarde-moi dans les yeux. Ils sont ta nouvelle maison. Ton repère. Ton univers. Voilà, mon amour ! Essaye de décrire les sensations qui t’envahissent. Tu te sens abandonné ? Menacé ? Asphyxié ? Tu as une boule dans le ventre ? Les jambes en coton ?

 

Victor restant buté, Madeleine changea de stratégie.

 

— Tu es mon dieu. Mon héros. Mon homme. J’aime tout en toi. Je te trouve beau. Tu me plais. Je ne pensais pas d’ailleurs que j’aurais pu autant aimer un homme pour sa beauté. Regarde comme tes mains sont belles, tes oreilles, tes cuisses, tes fesses aussi. Tout est joliment dessiné chez toi, même tes orteils.

 

Voyant que Victor demeurait muet, Madeleine finit par exploser :

 

— Et puis, je n’ai pas que ça à faire de mes journées de rester sur un lit, les jambes écartées à attendre qu’un homme vienne me sauter, tu me fatigues, vraiment, tu n’es pas drôle, conclut-elle en se dirigeant, épuisée, vers la salle de bains.

 

Pas convaincu, Victor, pour la première fois, abandonna le lit conjugal et partit dormir dans une autre chambre, en répétant comme un vieux chien qui veut avoir le dernier aboiement que Madeleine le manipulait. Le lendemain matin, après avoir passé une nuit blanche à être désespérément malheureuse du comportement incompréhensif de Victor, Madeleine trouva un mot sur la table de la salle à manger : Il vaut mieux que tu partes, mes blessures sont irréparables. Persuadée que Victor parlait de ses blessures anciennes, et presque contente qu’il ait conscience que ses mauvaises fréquentations passées l’avaient pollué au point de l’empêcher d’être serein et confiant dans l’évolution de son état amoureux jusqu’à provoquer la crise de jalousie de la veille, Madeleine, soulagée, déchira le mot en souriant. Mais très rapidement, elle comprit que Victor souffrait, non pas des erreurs de son passé, mais de situations qu’il s’inventait dans lesquelles Madeleine le trompait. Prisonnier de ses propres délires de persécution et fantasmes d’humiliation, Victor n’arrivait jamais à exprimer ses doutes, ni à formuler ses craintes de façon frontale ou directe, non, c’était toujours des suppositions vagues ou des questions tordues dans le but de tendre des pièges à Madeleine pour qu’elle se contredise. Incapable de trouver des preuves concrètes, puisque Madeleine ne le trompait pas, Victor devenait de plus en plus suspicieux, persuadé d’avoir affaire à une femme vraiment maligne et dangereuse puisqu’il ne pouvait ni l’accuser, ni lui reprocher quoi que ce soit, et encore moins la prendre sur le fait.

 

À partir de là, le moindre indice devint prétexte à une crise, une herbe dans les draps, de la terre sur le parquet, une odeur différente, et Victor, qui cogitait en permanence à réinterpréter les faits et gestes de Madeleine sous le prisme de sa parano, se mettait à ruminer, puis à hurler que Madeleine le prenait pour un con.

 

— La terre, se justifiait patiemment Madeleine, émue par l’impétuosité quasiment bestiale de Victor de ne l’avoir qu’à lui, c’est celle que je ramène quand je marche pieds nus dans le pré pour me soigner et me reconnecter à l’univers, l’herbe, c’est parce que je me roule dedans avec mon chien, et l’odeur que tu ne connais pas, c’est celle des biquettes qui viennent de naître.

 

C’est ainsi que Victor, qui ne pouvait jamais calmer sa colère rapidement, prit l’habitude après chaque crise qui avait lieu, en général toutes les deux semaines, de finir sa nuit dans une autre chambre où Madeleine, paniquée et attristée, mais ne pouvant plus se passer du corps de son amoureux, le rejoignait quelques heures plus tard. Dès que Victor la sentait se glisser sous les draps, il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers. Madeleine n’avait jamais su si c’était pour la remercier d’être tolérante et compréhensive ou pour la remercier d’être le parfait objet ou symptôme sur lequel il pouvait projeter toutes ses angoisses afin de ne plus se sentir affaibli d’être devenu aussi rapidement dépendant de l’amour qu’il éprouvait pour Madeleine.

 

*

 

Une nuit où ils faisaient l’amour, Madeleine demanda à Victor de l’embrasser dans le cou. À peine entendit-il cette requête, qu’il lui tourna le dos et se mit en boule sur le côté opposé.

 

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? questionna-t-elle en essayant de le remettre dans le bon sens.

 

Victor avait tellement raidi son corps en s’accrochant à son oreiller qu’il était devenu trop lourd pour que Madeleine puisse le bouger. À force de batailler, de le chatouiller, de le caresser, Victor avait fini par bredouiller que la nuit dernière, il s’était réveillé en nage car il avait fait un cauchemar.

 

— Raconte.

— Peux pas, renifla-t-il.

— Mais si, tu peux.

— Un homme te mordait dans le cou, finit-il par avouer en sanglotant.

 

Le lendemain, décidée à tenter différentes méthodes pour exorciser Victor de ses démons, Madeleine acheta un crucifix et des bougies qu’elle déposa sur un secrétaire, dans le salon. Dès que Victor les remarqua, il sourit béatement.

 

— Quelle bonne idée, dit-il. On les allumera tous les soirs.

 

Encouragée par ce premier succès, Madeleine prit l’habitude, quand Victor avait une crise de jalousie durant la nuit, de lui réciter des prières à l’oreille jusqu’à ce qu’il s’apaise. Pendant trois mois, les bougies et les prières eurent leur effet bénéfique, puis se sentant manipulé, Victor les refusa catégoriquement. Lorsque Madeleine commençait Notre Père ou Je vous salue Marie, il partait dormir dans sa chambre de puni. (...)

Lecture par la comédienne Manoëlle Gaillard - En attendant ques beaux jours reviennent - Editions les Escales - Pocket -Piper (Allemagne)

Brèves enfances - Éditions au Diable Vauvert

En attendant que les beaux jours reviennent - Éditions Les ESCALES - POCKET - PIPER (Allemagne)

Lecture par le comédien François Berland - Brèves enfances - Éditions au Diable Vauvert

Lecture par le comédien Alain Guillo - Éditions Au DIABLE VAUVERT - Brèves enfances

Lecture par le comédien François Berland - Brèves enfances - Éditions au Diable Vauvert

Tous les prénoms ont été changés

Tous les prénoms ont été changés

Tous les prénoms ont été changés - 4ème de couv

Tous les prénoms ont été changés - 4ème de couv

Sylvie Bourgeois Harel - plage de Pampelonne - Ramatuelle - snack du Club 55

Sylvie Bourgeois Harel - plage de Pampelonne - Ramatuelle - snack du Club 55

Sylvie Bourgeois Harel au château de La Mole - Var - Massif des Maures

Sylvie Bourgeois Harel au château de La Mole - Var - Massif des Maures

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J'ai toujours adoré les ânes qui sous leurs airs peinards sont des animaux remplis de bon sens. Certains prétendent que l'âne est têtu, c’est faux, l'âne n'est pas têtu, l'âne est doté d’une intelligence logique. Il aime comprendre ce qu'on lui demande de faire, sinon il ne le fait pas. Vous devez lui montrer le (bon) exemple et qu’il peut avoir confiance en vous. Je suis exactement pareil, je suis incapable d’obéir à un ordre idiot. Vous aurez beau crier ou taper comme le font, hélas, les vilaines personnes qui pensent qu’en criant et en tapant, ils vont se faire obéir et respecter. Ils passent juste pour des pauvres types, c’est vrai quoi, il est impossible de respecter ou d’aimer quelqu’un qui crie et qui vous tape, en ce qui me concerne, j’ai juste envie de plaindre cette personne et aussi de l’aider à aller mieux, que voulez-vous, je suis une femme empathique, j’ai toujours envie d’aider mon prochain à comprendre qu’il n’a qu’une vie et qu’il ne doit pas la gâcher à cause de son égo, mélange de vanité et de complexe de supériorité, voire d’infériorité pour celui qui pense avoir été pris pour un con sans jamais se remettre en question, ce qui entraîne inévitablement de l’agressivité.
 
L’âne, je ne sais pas s’il est en empathie, mais je sais que c’est un animal très sympathique doté d’une qualité que bien des êtres humains doivent lui envier, il sait bouger indépendamment, l’une de l’autre, ses oreilles, et à 180°, ce qui lui confère un grand talent d’acteur, vous pensez toujours qu’il vous écoute alors qu’il ne fait que vous observer. J’aime tellement les ânes que c’est avec ceux de la Ferme des Bouis à Ramatuelle que j’ai fêté l’anniversaire de Marcelline, qui a été immortalisé dans Var-Matin, illustré d’une photo offerte par Daniel, le photographe du Club 55. Le propriétaire de ce domaine, Patrice de Colmont, avait fait préparer un énorme gâteau au chocolat que j’ai partagé avec les ânes qui sont très gourmands, encore un point commun avec moi, ils adorent le gâteau au chocolat fait maison. Quand j’allais faire de longues marches dans cette propriété agroécologique qui surplombe la baie de Pampelonne, les ânes devaient me suivre en se cachant derrière les arbres pour m’observer, car dès que je trouvais un endroit propice pour faire pipi, la forêt devenait silencieuse, pour cause, ils étaient tous derrière moi à regarder, en silence, en retenant leur souffle, mes fesses, ce qui à chaque fois me faisait éclater de rire, puis nous terminions la promenade tous ensemble, l’un essayait de manger le foulard de Marcelline, l’autre me faisait des câlins dans le cou, tandis qu’un troisième marchait sagement devant moi pour me montrer le chemin.
 
L’âne a aussi une mémoire d’éléphant. Si son vilain maître le bat, l’âne ne dira rien sur le moment, mais dix ans plus tard, il sera capable de lui donner un coup de pied, sans raison apparente, juste pour se rappeler à son mauvais souvenir. C’est là que s’arrête ma différence avec l’âne, je préfère oublier les coups que j’ai reçus ou les cris que l’on m’a proférés. Je n’ai pas envie de me polluer la tête avec des mauvais souvenirs. Pardonner et savoir oublier me fait prendre de la hauteur, comme me dit mon mari : Sylvie, ma chérie, laisse glouglouter les égouts.
 
L’âne a également besoin d’être nourri à heures fixes, sinon ça lui créé une angoisse et ensuite il est capable de fomenter de l’exéma, l’exéma est souvent dû à un changement d’habitude, un ami qui avait l’habitude d’être malheureux, et bien, le jour où il a enfin décidé d’être heureux, de quitter son épouse qu’il n’a jamais vraiment aimé pour une autre femme qu’il aimait depuis toujours, et bien, cet âne a fait une crise d’exéma, la peur du bonheur, la peur du changement, la peur de l’échec peut-être aussi, c’est plus facile de réussir un bon malheur que de croire en la beauté unique du Grand Amour. Ah oui, il n’aime pas être seul, l’âne pas mon ami, quoique, lui non plus après avoir raté en beauté son bel amour de toujours, a besoin d’être accompagné par une chèvre ou un mouton, tout lui va du moment qu’il n’est pas seul.
 
Cet été, la mairie de Ramatuelle a décidé de ne faire passer qu’un matin sur deux les gros tracteurs, lisseuses, trieuses, qui nettoient la plage de Pampelonne, écrasant au passage toute la faune (et mes amis les collemboles) qui vit dans le sable, créant de l’érosion car on doit toucher le moins possible le sable sous peine qu’il retourne à la mer, gâchant mes moments de bonheur quand, avec Marcelline je vais admirer le lever du soleil et que ces gros engins font du bruit et de la poussière. En alternance, deux ânes accompagnés d’employés municipaux sensibilisent les vacanciers au problème du nettoyage des plages. Bravo pour ce premier pas vers, je l’espère, l’année prochaine, un nettoyage manuel de la plage avec une équipe formée de nombreux jeunes qui arpenteraient la plage de haut en bas sans faire de dégâts, ni abîmer notre si belle nature. Si cela vous intéresse, tout est expliqué dans ma vidéo Défilé de tracteurs et niveleuses sur la plage de Pampelonne à Ramatuelle tournée en juin dernier.

Sylvie Bourgeois Harel fête l'anniversaire de Marcelline l'aubergine avec les ânes de la ferme des Bouis à Ramatuelle

Sylvie Bourgeois Harel fête l'anniversaire de Marcelline l'aubergine avec les ânes de la ferme des Bouis à Ramatuelle

Sylvie Bourgeois Harel fête l'anniversaire de Marcelline l'aubergine avec les ânes de la ferme des Bouis à Ramatuelle

Sylvie Bourgeois Harel fête l'anniversaire de Marcelline l'aubergine avec les ânes de la ferme des Bouis à Ramatuelle

Sylvie Bourgeois Harel fête l'anniversaire de Marcelline l'aubergine avec les ânes de la ferme des Bouis à Ramatuelle

Sylvie Bourgeois Harel fête l'anniversaire de Marcelline l'aubergine avec les ânes de la ferme des Bouis à Ramatuelle

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Je déteste la fumée de cigarettes, je trouve que ça pue et que les personnes qui fument sentent mauvais de la bouche, je ne pourrais d’ailleurs jamais embrasser avec la langue un fumeur, la question ne se pose pas puisque j’aime mon mari, mais il me paraît important de le souligner. Ma maison est une maison non-fumeurs, sauf pour Michel Houellebecq. Il est mon exception. J’adore les exceptions. J’avoue aussi que j’aime être l’exception. Sans exception, la vie serait ennuyeuse, c’est dans l’exception que se trouvent l’étonnement, le charme, la curiosité, la pensée, la joie aussi. Mes autres amis fumeurs vont fumer sur le balcon. Pour en revenir à Michel Houellebecq, un soir - la loi sur l’interdiction de fumer dans les restaurants n’était pas encore passée-, il nous invite à dîner au restaurant, mon mari et moi, pour nous remercier de mes bons repas. J’adore nourrir mes amis, et aussi leur faire des crêpes. Bref, au dessert, je constate que Michel n’a pas allumé une seule cigarette, ce qui pour lui est une véritable gageure, je le lui dis, mais Michel, comment se fait-il que tu n’aies pas fumé ? Il me répond en ouvrant sa chemise avec un sourire d’enfant content. Il s’était posé cinq patchs sur la poitrine qu’il a arrachés pour allumer une cigarette dès que nous sommes sortis dans la rue. Je dois avouer que cette délicate attention m’a beaucoup touchée.
 
Je n’ai fumé qu'à deux périodes dans ma vie. La première, lorsque j’étais interne de ma 3ème à la terminale, j’étais chef de bande, pour asseoir mon autorité, il me fallait fumer d’autant que j’étais toute petite et toute menue. Je n’ai grandi qu’à 17 ans et demi. J’ai pris 17 cm d’un coup. Mon corps s’est transformé brutalement. Un jour, mon soutien-gorge a explosé en cours de chimie. Le samedi suivant, je suis allée en acheter un neuf dans mon magasin préféré, chez Madame Robillard, une dame de mon quartier chez qui j’achetais des dizaines de pelotes de laine et des aiguilles. Je tricotais tout le temps. J’étais une chef de bande qui tricotait et fumait les Disque Bleu sans filtre de mon père qui fumait autant que Michel Houellebecq. La deuxième fois, c’est quand j’ai rencontré Charles qui fumait. Et comme je n’aime pas embrasser les hommes qui fument et que je ne me voyais pas me transformer en marâtre qui râle - déjà je ne râle jamais, je ne dis jamais à mes proches ce qu’ils doivent faire, je ne suis pas du tout ce genre de femme-commandant-rien-du-tout qui veulent imposer aux hommes leur piètre autorité puisée souvent dans leur frustration d’avoir raté leur vie, je préfère éduquer mes intimes à la liberté -, je me suis donc mise à fumer. Dès que Charles allumait une cigarette, j’en allumais une à mon tour. Charles, en bon père de famille plus âgé que moi, pris de culpabilité de me voir fumer à cause de sa mauvaise influence, a très rapidement arrêté. Des années plus tard, quand je lui ai avoué mon stratagème, il m’a même remerciée. Je n’aime que ça, laisser aux hommes que j’aime et qui m’aiment la liberté de leur choix, je déteste les compromis et les discussions à n’en plus finir.
 
Tout ça pour vous dire qu’un mégot de cigarettes peut polluer jusqu’à 500 litres d’eau, en effet, au contact de l’eau, il libère pas loin de 250 substances toxiques dont de l'arsenic, du plomb, du cyanure, de l'uranium, sans compter que les fibres de plastique qui sont dans le filtre vont se fragmenter en microplastique qui risquent par la suite d’être ingurgités par les poissons. Rien qu'en France, 30 milliards de mégots seraient jetés par terre par an, polluant 15000 milliards de litres d'eau, soit l'équivalent de 4 millions de piscines olympiques.
 
Bravo à la Communauté de Communes du Golfe de Saint-Tropez d’offrir des cendriers jetables aux vacanciers-fumeurs sur les plages afin de les sensibiliser et surtout de leur proposer une solution concrète pour déposer leurs mégots qui, pour beaucoup, hélas, terminent trop souvent dans le sable. Il ne reste maintenant plus qu’aux restaurateurs des plages privées et aux mairies d’installer des bacs (entourés de jolies ganivelles) afin de récolter en fin de journée tous ces mégots fumés sur la plage et les envoyer aux entreprises qui les recyclent pour en faire des tas d’objets et aussi, associés à d’autres composants, des briques destinées à la construction. Merci à Amandine qui aime et suit Marcelline sur les réseaux sociaux et à Christelle, rencontrées sur notre plage publique adorée de Pampelonne à Ramatuelle, à notre endroit préféré, notre spot, entre le Club 55 et Kon Tiki.
 
Sylvie Bourgeois
 

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Elle ne sait pas où elle a trouvé la force de partir. De s’extraire. De s’arracher de la terre. De quitter Victor qui lui manque déjà. Pendant les onze heures de train qui l’avaient menée de Clermont-Ferrand à Saint-Jean-de-Luz, Madeleine n’avait cessé de se remémorer ce premier instant, il y a un an, huit mois et quatorze jours, où tout avait basculé. Où elle avait basculé. Où elle s’était déchirée. Où elle aurait dû prendre la décision. La seule décision possible pour ne pas mourir. De torpeur. De désolation. D’asphyxie. De froid également. Elle était glacée. Son cœur s’était arrêté de battre. Affolée, elle s’était alors mise à crier. Mais aucun son n’était sorti de sa bouche. Pourtant, elle était sûre de crier. Sa mâchoire était grande ouverte. Son ventre tendu. Sa gorge gonflée. Mais rien. Excepté le silence. Un silence blanc. Terrifiant. Le néant. Une immensité de néant. Réaliser qu’elle n’arrivait plus à s’exprimer et que même faire du bruit lui était devenu impossible, l’avait anéantie. Elle se souvient très bien de son effroi d’avoir disparu à ce point. De n’être plus qu’un morceau de silence. Un cri invisible. Un corps sans peur. Un visage sans larmes. Madeleine était restée, longtemps, allongée sur le parquet du salon, recroquevillée sur les coups qu’elle venait de recevoir de l’homme qu’elle aime, qu’elle adore, qu’elle vénère. Des coups donnés sans explication, une pluie de mains sans qu’elle ne comprenne pourquoi. Toute la nuit, elle s’était répété que ce n’était pas possible que leur amour se termine ainsi, pas un amour comme le leur, un amour passionné, dévorant, désirant, sexuel, terriblement sexuel.

                            

*

 

— Je suis désolé de vous aborder de façon aussi banale, mais je ne vois pas d’autre solution, me laisseriez-vous vous offrir quelque chose à boire ?

 

Madeleine savait. Elle savait qu’en entrant au bar du Grand Hôtel, un homme serait là pour la sauver. Qu’il serait un peu plus âgé qu’elle. Qu’il l’écouterait. Qu’elle l’appellerait l’inconnu. Les hommes jeunes n’écoutent pas. Ils sont pressés. Pressés de concrétiser. Ils n’ont pas le temps d’écouter une femme de 57 ans se raconter. Même si elle ne fait pas son âge, elle aime le dire. Pour déclencher un compliment, établir une distance. À cet inconnu, elle en est sûre, elle pourrait lui raconter. Tout lui raconter. À son arrivée à la gare de Saint-Jean-de-Luz, en faisant rouler sa valise dans le coucher du soleil sur les cinq cents mètres qui la menaient à l’hôtel de la Plage, elle avait regretté d’avoir fermé la porte sur les paysages de l’Auvergne. Une porte qu’elle ne pourra plus rouvrir. Elle ne pourra plus jamais retourner à Châteaugay. Au risque de devenir folle. Voilà. Elle mourra ici. Dans une maison basque. À colombages. À deux ou trois étages. Plus jeune, elle avait eu le fantasme de fuir Menton et de recommencer sa vie dans une ville inconnue. À Toulouse. Le notable du coin aurait quitté sa femme et ses enfants pour elle. Elle aurait semé la zizanie dans un ordre bien établi. Elle aimait cette idée d’exister parce qu’elle aurait semé la zizanie. Cette possibilité la réconfortait. Comme de voir les canots de sauvetage sur un paquebot.

 

— À moins que vous n’ayez pas encore dîné, continue l’inconnu d’une voix douce, dans ce cas, je serais ravi que vous acceptiez d’être mon invitée, mais il faudrait se dépêcher, le restaurant de l’hôtel va bientôt fermer.

 

Madeleine aimerait lui répondre qu’elle se félicite d’avoir trouvé suffisamment de force et de volonté pour quitter Victor, ce qu’elle aurait dû faire, il y a un an, huit mois et quatorze jours, la première fois où il l’avait frappée. Elle ajouterait qu’en revanche elle ne sait pas quelle partie de son corps cache un point d’appui suffisamment ami et salvateur pour lui avoir donné la présence d’esprit et le courage de sauter ce matin dans le premier train pour le Pays basque, afin de venir se réfugier dans cette petite ville au bord de l’océan où elle ne connaît personne, un genre d’endroit suffisamment triste et désuet où elle pourra se reconstruire une identité. Elle ne s’y sentira pas perdue. Elle sera l’inconnue. Celle qui vient d’arriver. Madeleine aimerait dire aussi qu’elle est cependant sûre d’une chose, sa conscience et son âme sont étrangères à sa décision de départ précipité alors que, hier encore, son amour pour Victor lui dictait de rester. Elle en est persuadée maintenant, c’est un organe de son corps qui l’a poussée à acheter un billet de train. Comme un instinct de survie qui aurait appuyé sur le bon bouton. Elle n’a fait qu’obéir. Elle aimerait raconter cela à cet inconnu. Oui, elle aimerait tout lui raconter. Sans omettre aucun détail. Sans les détails, on ne peut pas comprendre une relation. Elle regrette d’ailleurs de ne pas les avoir notés au fur et à mesure. De ne pas avoir tenu un carnet de bord. Elle a peur d’en avoir oublié certains qui s’avéreraient essentiels et de mal raconter à cet inconnu, d’être pressée et de parler trop vite de crainte de perdre son interlocuteur. Pourtant elle sait que pour le tenir en haleine, elle doit prendre son temps et détailler chaque seconde pour le forcer à rester concentré sur son passé. Elle sait aussi, par expérience, que dès que l’on raconte une histoire d’amour, l’autre se projette dedans et n’entend que sa propre interprétation des faits comme si c’était lui qui la vivait, qu’il ou elle ferait un transfert. Le mot amour offre une proposition d’espoir trop forte pour que l’on ne s’y identifie pas immédiatement. Emma, son amie d’enfance, ne lui avait-elle pas conseillé mille fois de quitter Victor, de l’abandonner, alors que celle-ci vivait seule, sans homme à aimer qui l’aurait aimée. Cela avait été comme si sa tristesse et son célibat étaient enfin désirés. Emma s’était alors jetée avec passion dans les méandres de leur relation, prodiguant – peut-être pour se réparer de la désolation évidente de son manque d’amour – recommandations et avis, ne voyant que les faiblesses de Victor, sa lâcheté, ses contradictions, sa mauvaise foi, sans tenir compte du plaisir que Madeleine prenait à consoler ses angoisses, à apaiser ses souffrances, à calmer ses doutes, à relativiser ses excès, à accepter ses trahisons, à l’aimer. Pour toutes ces raisons, elle fuyait les groupes de femmes.

 

Mais à cet inconnu, Madeleine se confierait bien. Elle lui raconterait également ses onze heures de train. Et aussi l’odeur de son inquiétude mêlée à celle de son soulagement. Mais la comprendrait-il ? Oui, comment cet homme plutôt rassurant, avec son pull en cachemire bleu ciel noué sur ses épaules, pourrait-il me comprendre alors que, moi-même, je ne me comprends pas ? se demande Madeleine en se levant de son fauteuil. Elle veut retourner dans sa chambre d’hôtel. Elle veut savoir quelle partie de son corps a agi, quel organe a été plus fort que son amour, elle veut savoir, c’est primordial, mais elle se rassied aussitôt. Sa consternation vient de réaliser qu’à peine elle aura refermé sa porte, elle se jettera sur son lit et s’effondrera. S’effondrera sur son incapacité à réfléchir. Sur son incapacité à mettre de l’ordre dans son cerveau. La seule action qu’elle peut assumer est d’accepter que cet homme planté devant elle la sauve pendant une heure ou deux en consentant d’aller dîner avec lui.

 

Pour inciter l’inconnu à s’asseoir, Madeleine sourit en saupoudrant son regard de ses peurs enfantines, puis commande au serveur un chocolat chaud, très chaud, très chocolaté, avec, si cela est possible, une madeleine.

 

— C’est fort aimable de vous joindre à moi. Je viens d’arriver. Je ne connais personne.

— Je vous en prie, répond l’inconnu en prenant place, face à elle.

— Regardez, ajoute Madeleine, évasive, en observant une petite fille de 8, 9 ans entrer dans la pièce d’un pas décidé, regardez comme cette petite fille sait déjà ce qu’elle veut. On dirait qu’elle sait déjà la femme qu’elle veut devenir. Qu’elle va devenir. Sauf si un drame se met au travers de son chemin. Tout dans son attitude, sa voix, ses habits, indique que son avenir est tracé devant elle. Et qu’elle en a conscience. Oui, elle a confiance dans son avenir. Regardez comme elle est jolie lorsqu’elle sourit. Elle a compris qu’elle peut tout obtenir en souriant. Et regardez comme elle le fait avec grâce. Elle semble heureuse.

 

Madeleine a soudain la nostalgie, non pas de son enfance, elle n’en a aucune réminiscence, juste des relents, les relents d’une cuisine jaune et sale qui n’a jamais été repeinte, mais de l’enfance, de ce monde, soi-disant, de l’innocence.

 

— Voyez-vous, continue-t-elle sans quitter l’enfant des yeux, elle me ressemble au même âge. Sauf que cette petite sourit.

 

Madeleine se retient de dire à cet inconnu que c’est à l’âge de cette petite fille qu’elle a cessé de sourire. Qu’en l’espace d’un fracas, elle est devenue une petite fille en colère. En l’espace d’un cri, la colère l’a transformée. D’un cri étouffé. Elle n’a plus jamais souri jusqu’à la rencontre avec son mari. Dès qu’il l’a embrassée, il a compris. Tout compris. Il l’a aimée inconditionnellement. Sans lui poser de questions. Il était très fier de l’avoir guérie. Elle l’a cru aussi. Un temps.

 

Madeleine se souvient que la colère était devenue sa personnalité. Qu’elle n’arrivait plus à parler. Juste à se taire. Ou à hurler. À vociférer. À vomir cette colère. Et quand elle ne hurlait pas, qu’elle ne se taisait pas, elle bégayait. La confusion avait eu raison de ses mots. Sa bouche était devenue trop étroite pour tout ce qu’elle avait promis de taire. Il faut que tu te taises hein promis dis-moi que tu me promets que tu te tairas répète après moi je te promets et maintenant tais-toi tais-toi je t’aime je t’aime je n’aime que toi c’est notre secret ce sera toujours notre secret c’est merveilleux il n’y a rien de plus beau que l’amour... Madeleine ne pouvait plus s’exprimer. Personne ne la comprenait. Elle devenait écarlate. Avait chaud. Se sentait laide. Inconsistante. Son corps explosait de partout. Sa mère n’arrêtait pas de lui répéter qu’elle ne la reconnaissait plus.

 

Madeleine aimerait également raconter à cet inconnu qui a l’air si paisible avec ses yeux de labrador puni, qu’un matin, elle avait dû apercevoir une issue, une lumière, car elle s’était rendue, pleine d’enthousiasme et de bonne volonté, au bureau de tabac de monsieur et madame Royer, avenue du Vieux-Château, et avait acheté un cahier bleu qui faisait office de journal intime. Elle trouvait tout chez monsieur et madame Royer. Ses bonbons, le camée pour l’anniversaire de sa mère, et aussi, pourquoi pas avait-elle supposé, la solution à sa confusion. La confusion entre l’amour et la douleur, le secret et la honte, le pouvoir et l’écroulement, la fierté et la colère. Elle avait longtemps hésité avec le même en rouge. Il était beau aussi. Un rouge sang. Mais elle avait finalement choisi le bleu de la couleur de ses yeux. Pour se rappeler qui elle était. Une petite fille sans importance. C’était un achat important. Ce cahier qui faisait office de journal intime se fermait avec une clé. Une clé dorée. Une petite clé dorée qu’elle s’était imaginé pouvoir cacher dans son intimité. Son intimité qu’elle aurait pu ainsi fermer à clé. Elle avait aussi imaginé que plus personne ne pourrait y entrer. Et que personne ne pourrait lui voler sa clé. Si c’était bien fermé. Si celle-ci était bien cachée. Elle aurait pu y cacher ses secrets. Et aussi sa fierté. Son effroi. Son bégaiement. Oui. Tout cacher. Et surtout ce secret. C’était ça son idée. Sa grande idée. Tout emballer. Tout cacher. Tout confondre. Ne rien montrer. Sa grande idée dans laquelle elle allait enfin pouvoir, à nouveau, respirer. Et entrevoir une issue. Une défense. Une protection. Une maison. Un toit. Et pourquoi pas un nid. Son nid comme une chambre qu’elle aurait pu cette fois fermer à clé. Voilà. Elle voulait écrire. Elle devait écrire. Écrire. Décrire. Le décrire. Tout en cachant. Tout cacher. Ne rien reconnaître. Ne pas le reconnaître. Ne pas le nommer. Tout dire sans rien dire. Décrire sans rien écrire. Écrire sans rien décrire. L’amour c’est merveilleux il n’y a rien de plus beau oui promis je me tais mais quand même... Elle s’était également dit qu’elle allait tapisser son nid de tous les mots qu’elle avait inventés pour oublier. Pour ne pas penser. Pour partir. Pour partir hors d’elle. Pour s’envoler. Pour s’envoler loin d’elle. Hors de son corps. Hors de son sang. C’est pour cela aussi qu’elle avait choisi le bleu pour la couleur de son cahier. Et qu’elle s’était mise à compter. Comme une comptine. Tout le temps. Pour ne pas penser. Pour ne plus avoir peur. Pour ne plus avoir mal. Pour être aimée. Mais différemment. Comme une enfant. Même si le rouge était joli. Très joli même. Mais non. Elle ne voulait plus de sang. Oui, c’est cela qu’elle avait échafaudé. Plutôt que de compter et de chanter avec des chiffres une comptine gaie comme les chansons d’enfant, elle bâtira avec ses mots un mur, puis un autre. Et encore un autre. Quatre au total. Quatre murs. Elle les voyait bien. Voilà. Et elle s’enfermera dedans. Elle s’enfermera dans son nid. Et elle respirera. Et elle se souviendra de son enfance. De ce monde soi-disant de l’innocence. Elle oubliera le pouvoir et la fierté. Je t’aime je t’aime je t’aime tu es belle très belle je t’aime je n’aime que toi je n’aimerai que toi tu n’es pas comme les autres… Elle oubliera la honte et l’amour. Elle soignera son sang. Elle coudra son trou. Elle disparaîtra. Elle s’effacera. Elle se taira. Elle était soudain très excitée à l’idée de s’enfermer. Elle avait hâte. Elle avait couru le long de l’avenue du Vieux-Château pour aller chez monsieur et madame Royer.

 

Oui c’est cela qu’elle devait écrire. Et décrire. Son nid fait avec la musique des mots qu’elle avait inventés pour se propulser hors de son corps. Des mots pour cacher. Et puis ensuite tout fermer. Ne plus parler. Ne rien dire. Tout refermer. Fermer à clé. Fermer son intimité. Fermer son trou. Cacher sa clé. Oublier. Crier. Hurler. Elle avait besoin d’écrire. De décrire un nid pour un corps devenu mort. Un nid ailleurs. Loin. Fuir. Replanter le corps. Ailleurs. Recommencer. Créer un nouveau corps. Un corps sans révolte ni colère. Elle ne pouvait pas le raconter. Pas à sa mère. Non. Pas à sa mère. Elle préférait lui parler des poissons qu’elle admirait en nageant sous l’eau avec son père qui lui avait acheté un masque et un tuba. Et pas non plus à Emma. Emma, aussi, avait dit à Madeleine qu’elle avait changé et que, dorénavant, elle préférait s’amuser avec Chantal Roger qui avait de plus beaux jouets. Emma était sa meilleure amie. Sa seule amie. Madeleine n’en voulait pas d’autre. Emma était parfaite. Elle habitait au-dessus de sa tête. La première fois où Emma, après l’école, était partie jouer chez Chantal Roger, Madeleine n’avait pas lutté. Elle avait juste pleuré, en silence. Puis elle s’était mise en tête d’écrire une musique de mots très gais pour Emma. Pour la faire revenir. Une musique de mots aussi joyeuse que son amie. Pour ne pas l’affoler. Pour rester dans l’enfance. Encore un peu. Dans l’enfance. Dans ce monde, soi-disant, de l’innocence. Afin qu’Emma ne sache pas. Ne sache jamais. Voilà. Elle devait écrire. Elle ne pouvait pas le raconter. Le journal intime. C’était la solution. Sa solution. La seule solution. Elle trouvait tout chez monsieur et madame Royer.

 

Madeleine aimerait tout raconter à cet inconnu. Lui raconter aussi comment le lendemain, forte de sa décision et de sa solution, elle avait apporté son journal intime qui fermait à clé, à l’école. Comme aujourd’hui avec cet inconnu, elle avait eu l’idée de tout raconter, mais sans rien dire, à un inconnu. Elle avait choisi Octave. Un cobaye. Elle s’adresserait donc à Octave le cobaye dans son journal intime. Puis elle avait choisi un thème, la guerre. Pour prendre de la distance et faire plaisir à sa maman qui prenait à cœur l’avenir de l’humanité.

 

*

 

En trempant ses lèvres dans le chocolat chaud brûlant que le serveur vient de déposer, Madeleine réalise qu’à l’âge de cette petite fille qui regarde l’océan, elle avait certainement eu besoin de mettre en scène son écriture puisqu’elle avait décidé d’écrire à l’école, pendant la classe, au milieu des autres élèves, face à son maître, monsieur Montmort. Comme sur la scène d’un théâtre. Espérant peut-être que les regards des autres enfants se pencheraient sur elle comme autant de mains tendues. Espérant peut-être aussi qu’étant ainsi assise au fond de la classe, à moitié couchée sur son cahier bleu pour cacher les mots qu’elle rédigerait, sans rien dire, elle se ferait remarquer, elle attirerait l’attention, et tout serait fini si monsieur Montmort qui était grand et fort comprenait. Elle ne serait plus jamais seule puisqu’il y aurait ses mots et monsieur Montmort qu’elle admirait car il savait tout. Monsieur Montmort était savant et sérieux. Il savait tout sur les enfants et le monde. Elle avait donc eu comme solution à sa confusion de mettre près de monsieur Montmort plein de mots dans son journal intime et son intimité qu’elle pourrait dorénavant fermer avec sa petite clé dorée, plein de mots simples et compliqués, effroi trouble souffle asphyxie obéissance l’amour c’est merveilleux maman je t’aime maman cave chien sang chut tais-toi effroi j’ai froid je tremble pourtant tu es... Pendant que monsieur Montmort, son maître savant d’école, expliquait la leçon, elle avait donc sorti son cahier bleu de la couleur de ses yeux, et avait commencé à rédiger que pendant la guerre au Biafra, des milliers d’enfants étaient morts de faim.

Tous les prénoms ont été changés - Roman de Sylvie Bourgeois Harel - Juin 2021

Tous les prénoms ont été changés - Roman de Sylvie Bourgeois Harel - Juin 2021

Les mystères de l'écriture

 

"Je suis contente de vous présenter mon roman Tous les prénoms ont été changés, mon dixième livre. J’ai mis un certain temps à écrire cette histoire d’amour entre Victor et Madeleine. Avec de nombreuses étapes. C’est la première fois que cela m’arrive. D’habitude, lorsque je commence un livre, je ne fais que ça jusqu’à ce que je le finisse. Mais là, non. Je l’ai commencé le mercredi 5 décembre 2018 à 13 heures. Je m’en souviens. Je déjeunais seule au Migon, un des rares restaurants de la plage de Pampelonne, ouvert durant l’hiver. J’apprécie beaucoup cet endroit où l’on peut déjeuner les pieds dans le sable, à deux mètres de la mer. Le propriétaire m’avait installée à une jolie table dehors. Il faisait beau. J’avais commandé des pâtes au pistou. J’étais heureuse et triste. J’ai ouvert mon ordinateur. J’ai toujours mon ordinateur avec moi. J’adore déjeuner ou dîner, seule, au restaurant avec mon ordinateur. Mon premier roman, Lettres à un Monsieur, je l’ai pratiquement écrit au Café de Flore, à Saint-Germain-des-Prés, autour d’un chocolat chaud. À Ramatuelle, les personnes me connaissent pour être l’écrivain qui déjeune ou dîne seule avec son ordinateur. Ce qui est paradoxal dans cet endroit de vacances où personne ne veut être seul de peur certainement que l’on croie qu’ils n’ont pas d’amis. Moi, c’est le contraire. J’ai de nombreux amis, mais l’écriture m’oblige à une certaine solitude. Savoir être seule dans un endroit bondé est délicieux, je créé mentalement un cercle autour de moi qui délimite mon univers spirituel dans lequel aucun être humain ne peut m’atteindre, ni me déranger. Donc je déjeune seule mes pâtes au pistou et soudain les mots arrivent : « Elle savait. Elle savait qu’en entrant au bar du Grand Hôtel, un homme serait là pour la sauver. Qu’elle l’appellerait l’inconnu. » Et j’écris, j’écris, j’écris, je n’arrête plus d’écrire, mes pâtes au pistou refroidissent. Je veux rentrer à Paris. Je veux m’enfermer dans mon bureau. Je ne veux plus parler, plus téléphoner, je veux me concentrer, j’ai besoin de rester seule avec mes personnages, Madeleine, Victor et l’inconnu. Je réserve un billet de train pour le lendemain matin. J’appelle le gardien du château de La Mole où je travaille pour Patrice de Colmont depuis juillet 2016 et où j'habite lorsque je suis dans le Sud, pour le prévenir qu’il doit m’accompagner à l’aube à la gare. Je lève les yeux. La mer est magnifique. Le ciel est sublime. Toute cette beauté m’appelle. Mais je ne la vois déjà plus. Je ne vois plus que mes mots et ma nécessité d’écrire, de rédiger cette histoire d’amour entre mes personnages qui s’aiment et qui souffrent de trop s’aimer, Victor, de jalousie, et Madeleine, d’incompréhension. Un peu plus loin, un ami déjeune avec ses enfants. En partant, j’apprends qu’il a réglé mon addition. C’est élégant. C’est important d’avoir des amis élégants. L’élégance a le pouvoir de cacher la tristesse, le malheur, la peine, le chagrin, la lâcheté aussi.
 
Pendant cinq semaines, je n’ai fait que ça, écrire, écrire, écrire. Puis la lumière du Sud m’a de nouveau attirée. Et j’ai laissé mes mots, je les ai abandonnés, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Je ne les ai retrouvés que le 6 mars 2019 lorsque je suis retournée en catastrophe à Paris, mais, cette-fois, pour ne plus les quitter jusqu’à la fin de mon roman. Il n’y a que mon mari qui peut accepter de vivre avec moi, qui peut comprendre que l’écriture happe tout, le temps, les bons moments, les plaisirs, les repas, les amis, les amours, l’écriture happe tout, il n’y a plus que ça qui compte. Personne ne peut accepter de vivre avec un écrivain.
 
Mais je n’étais pas heureuse. Je n’étais pas contente de mon roman. Je n’étais pas satisfaite de la fin. J’avais une colère en moi. Ce n’est pas bon d’écrire sous le coup de la colère. J’avais fait mourir Victor d’un accident de voiture. C’est faible de se débarrasser d’un personnage en le faisant mourir. C’est facile. Alors j’ai laissé mon roman pendant un an et demi. Il me fallait tout ce temps pour nettoyer ma colère et la déception qui polluaient ma pensée. C’est seulement en novembre 2020 que j’ai repris mon roman, j’ai commencé par retirer cent-trente pages inutiles, des pages de colère et de déception, complètement inutiles. Je n’ai laissé que l’amour et la douceur, et l’humour aussi, oui, beaucoup d’humour et beaucoup d’amour, et pendant deux mois je l’ai totalement réécrit.
 
Et maintenant je suis contente de mon roman, c’est certainement mon meilleur livre.

Sylvie Bourgeois Harel
 

Tous les prénoms ont été changés - Roman de Sylvie Bourgeois Harel - Juin 2021

Tous les prénoms ont été changés - Roman de Sylvie Bourgeois Harel - Juin 2021

Autre extrait page 135 :

— Le risque de quoi, s’étonne l’inconnu, il vous a frappée !

— Oui, et ce n’était pas la première fois, en tout, Victor m’aura frappée à sept reprises. Je les ai toutes comptées.

— Et vous n’êtes pas partie ? s’inquiète l’inconnu.

— Si, mais je suis revenue. Je suis toujours revenue.

— Je ne comprends pas que vous ayez supporté tout cela, vous semblez pourtant être une femme de caractère.

— Moi, non plus, je ne comprends pas, d’autant que je m’étais toujours promis que si un homme levait, un jour, la main sur moi, je le quitterai sur-le-champ, comme quoi on peut dire une chose et faire le contraire, de toute façon, tant que l’on n’a pas vécu ce genre de situation, c’est de la foutaise de prévoir comment l’on va réagir.

 

Madeleine réfléchit.

 

— Peut-être aussi que me faire frapper par l’homme que j’aime reste dans le domaine intime et privé de notre amour. Quand je me suis fait violer, le chauffeur de cette voiture venait de l’extérieur, comme un tsunami, je ne l’ai pas vu venir, tandis que Victor venait de mon ventre, de mon sexe, de ma bouche, il était une partie de moi, c’est comme si notre passion avait accouché d’un monstre que j’aurais fabriqué, je me sentais responsable.

— Mais responsable de quoi, vous ne l’aviez pas provoqué ?

— Jamais. Je l’aime trop pour ça. Victor est mon premier amour, j’avais 22 ans, mais j’étais trop cassée pour accepter d’être aimée. Je l’ai fui. Et je l’ai rappelé quand mon mari est mort. Il a mis six ans pour me récupérer. Je lui disais toujours non, puis j’ai fini par lui dire oui. Mais nous étions trois dans notre couple, Victor, moi et sa jalousie. Il était même jaloux de mon passé avec Paul. La première fois qu’il m’a frappée, quand j’ai senti son poing sur ma joue, j’ai pris une grande inspiration, comme lorsque vous allez sous l’eau, je me suis recroquevillée et j’ai subi ses coups en silence. Je suis redevenue une petite fille sans importance, je me suis envolée pour sortir de mon corps. Enfant, lorsqu’il m’emmenait à la cave, je faisais déjà ça, je m’envolais de mon corps.

— Il vous frappait toujours quand vous étiez à la maison ?

— Non, deux fois, il a essayé de m’écraser avec sa grosse voiture. Mais sinon, oui, ça se passait chez nous, en général, après le dîner, quand il avait bu sa bouteille et demie de vin. Un soir, sans raison, il m’a prise par les épaules, m’a soulevée de ma chaise et m’a balancée contre le mur de la salle à manger, ma tête a fait bong, j’ai atterri par terre, sonnée. Puis il est allé se coucher en titubant et maugréant. Je suis allée dormir dans une autre chambre, je me suis glissée tout habillée sous les draps. J’avais tellement peur qu’il vienne me tuer en m’étouffant avec un oreiller que j’ai laissé la lumière allumée et j’ai poussé une chaise contre la porte afin d’être réveillée si jamais il arrivait pendant mon sommeil. J’ai fini par m’endormir quand soudain j’ai entendu ses pas. J’ai entrouvert à moitié les yeux, et j’ai vu Victor, nu, planté devant mon lit. Avec la voix d’un enfant qui aurait fait un cauchemar, il m’a dit, il faut que tu t’en ailles, Madeleine, puis il s’est allongé contre moi, il m’a pris dans ses bras, nos corps se sont emboîtés, il tremblait, et il a répété en embrassant mes cheveux, il faut que tu t’en ailles, Madeleine. Oui, mon amour, j’ai répondu, oui, demain, je m’en irai. Au matin, il m’a fait l’amour passionnément. Et je suis restée.

 

L’inconnu la regarde, perplexe.

 

— Je savais quand une crise allait arriver, car il devenait méconnaissable, même la couleur de sa peau changeait, il virait au violet et se mettait à hurler que j’étais une sorcière, c’était son grand truc, et aussi que de ma bouche, mes mots sortaient comme du poison, qu’il voulait me tuer, qu’il n’avait pas peur de terminer sa vie en prison pour moi. Un soir, je lui ai d’ailleurs répondu, d’accord mon chéri, tu me tues, mais on passe à table d’abord. Ça l’a calmé net. On n’a pas parlé pendant le dîner mais, n’empêche, la tempête était passée.

— Vous avez un sacré sens de l’humour.

— Oh oui, j’adore rire, souvent même à mes dépens. J’essayais toujours de trouver des solutions pour aider Victor à s’excuser, ce qu’il n’a jamais fait. Par exemple, un soir, il m’a secouée en serrant tellement fort mes bras que l’empreinte de ses doigts m’a marquée jusqu’au sang. Le lendemain, je lui ai demandé d’embrasser mes blessures. Il s’est exécuté de façon si charmante que, peut-être, j’aimais la sensation de savoir dompter sa violence, comme lorsque vous montez un étalon et que vous sentez sa puissance qui est soumise à vos doigts et à vos jambes. Les dresseurs de tigres doivent éprouver la même chose, en un coup de griffe, le fauve peut les tuer, mais ils s’en fichent tellement ils sont fascinés par le danger et la beauté. Je pensais que ma douceur et ma compréhension arriveraient à guérir Victor. Comme disait Marc Aurèle, la douceur est invincible. J’étais à la fois celle qui le faisait souffrir et celle qui pouvait le consoler. J’étais le poison et l’antidote.

 

Madeleine scrute l’océan.

 

— C’est d’ailleurs là que se situe le danger pour les femmes battues qui ne partent pas, elles ne lâchent pas prise car elles veulent maîtriser leur partenaire. Elles n’aiment pas être battues, mais elles aiment l’idée qu’elles se faisaient de l’homme qui se cache derrière les coups. C’est très difficile d’accepter de s’être trompées, de faire le deuil d’un amour. Cela remet en cause nos bons souvenirs, notre foi, notre pardon, notre engagement, notre corps qui s’est donné avec plaisir. Et puis, la femme, qui a été conçue pour perpétuer la vie, a cette formidable capacité d’avoir confiance en sa force de guérison. Elle ne peut pas abandonner son homme aux premiers coups, sinon elle abandonnerait également son bébé quand, certaines nuits, épuisée, elle doit se relever et qu’il lui est impossible de le calmer. Une femme continue même d’aimer son enfant criminel, c’est vous dire la force de l’amour, d’ailleurs la loi stipule qu’elle ne sera pas condamnée si elle le protège.

— Mais comment expliquez-vous toute cette violence ?

— Je ne me l’explique pas, j’ai seulement observé que Victor me frappait quand il n’arrivait pas à s’exprimer, comme si ses coups allaient faire sortir tous les mots qui étaient bloqués dans sa frustration. On le voit aussi avec les personnes qui ont peu de vocabulaire, elles en viennent vite aux mains. Et puis, vous savez, la violence féminine existe aussi, elle s’appelle culpabilité, harcèlement moral, chantage à l’enfant, à l’argent, à la protection, vous avez connu ça, vous, avec votre ex-épouse. Et quand une femme fait un gosse dans le dos à un homme pour avoir du fric, pour moi, c’est tout aussi violent qu’une paire de claques, mais c’est tabou.

— Vous n’avez pas tort, j’ai une fille non désirée, à part payer une pension chaque mois et l’emmener une fois par semaine au restaurant, elle a 14 ans, je ne la connais pour ainsi dire pas. Elle est née d’une regrettable erreur. Une employée, même pas jolie, que j’ai sautée quelquefois, à une période où j’étais malheureux, je ne faisais que bosser, elle ne comptait absolument pas, je ne l’ai jamais invitée au restaurant, ni en week-end, non, c’était, comment dire, juste une relation de bureau, bête et inutile, certainement aussi pour emmerder ma femme, comme ça nous avions l’air malins de coucher chacun avec un des employés de la société.

— Une relation de bureau ? Quelle horrible expression !

— Avec le recul, je m’aperçois à quel point j’étais dans la vengeance et la revanche. Le mépris aussi. Vous avez raison, quand cette fille a refusé d’avorter alors qu’elle m’avait promis qu’elle prenait la pilule, je me suis senti trahi, dupé, manipulé. J’étais furieux, mais un homme n’a pas le droit de se plaindre de devenir papa contre son gré.

— J’imagine que vous lui avez trouvé un emploi ailleurs ?

— Même pas, je l’ai gardée pour faire chier ma femme, elle était hystérique de voir cette fille, avec son ventre qui grossissait, se balader fièrement dans les bureaux de l’entreprise.

— Et vous vous étonnez après qu’elle ait frappé Émilie ?

— Je n’avais pas fait le rapport, mais oui. Tout cela est très triste également pour cette petite fille qui, dès sa naissance, a été haïe par tout un pan de ma famille, ma femme a toujours refusé qu’elle ait une chambre chez nous, j’espère qu’elle ne connaîtra pas les mêmes problèmes de drogue que mon fils. Mais revenons à vous, Madeleine, comment avez-vous pu aimer quelqu’un d’aussi violent ?

— C’est le seul homme avec qui je criais quand je faisais l’amour.

 

Après un long silence, Madeleine reprend :

 

— Ses coups, c’était le troisième acte de violence que je subissais. Les abus. Le viol. Les coups. Je suis dans la continuité. Je me suis tue pour les abus. Je me suis tue pour le viol. Je me taisais pour les coups. Je me suis toujours tue. La violence était notre lien, un lien de silence, la violence comme lien de silence. Sauf avant-hier soir, quand Victor m’a frappée, pour la première fois, j’ai crié. J’ai crié très fort. J’étais ivre de cris. Comme dans ses bras. J’ai crié au secours, au secours, au secours. Mais personne n’est venu. Pourtant le voisin n’habite pas loin, il y avait de la lumière, c’était impossible qu’il ne m’entende pas.

 

Submergée par un sanglot, Madeleine peine à continuer.

Sylvie Bourgeois Harel au château de La Mole dans le Var

Sylvie Bourgeois Harel au château de La Mole dans le Var

Sylvie Bourgeois Harel - Été 2019 - Photographe Daniel du Club 55

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Château de La Mole - Var - Massif des Maures

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Sylvie Bourgeois Harel et Pierre Rabhi à Ramatuelle, au Club 55 sur la plage de Pampelonne

Sylvie Bourgeois Harel et Pierre Rabhi à Ramatuelle, au Club 55 sur la plage de Pampelonne

Nous sommes en septembre 2015. Même si j’adore Paris et mon quartier de Saint-Germain-des-Près, j’ai besoin de la mer, c’est mon bonheur et mon médicament qui me guérit de tous mes chagrins. Je décide de revenir plus souvent à Saint-Tropez (je n’y étais presque plus retournée depuis le tournage du film "Les randonneurs à Saint-Tropez" dont j'ai co-écrit le scénario avec feu Éric Assous et mon mari Philippe Harel qui l'a réalisé). Je m’installe donc pour une semaine à l’hôtel Le Colombier. J’allais pieds nus nager à la Ponche envahi d’un sentiment de liberté. Un régal. Au moment de rentrer chez moi, Patrice de Colmont, un vieil ami lorsque j’étais toute jeune, propriétaire d’un restaurant fort sympathique, le Club 55, situé sur la plage de Pampelonne à Ramatuelle, m’invite à passer une semaine dans le château qu’il vient d’acheter. Il me dit qu’il y aura également Paul Watson, le fondateur de Sea Shepherd. Que l’association Colibris locale organise à l’extérieur un événement Dessine-moi une tomate. J’accepte. Et me voilà projetée dans cette propriété où a grandi l’écrivain-aviateur Antoine de Saint-Exupéry. 

Comme lors de la soirée du 2 juillet 2015 organisée autour de la signature de mes romans sur le toit de l’hôtel de Paris à Saint-Tropez, Brigitte Schaming, l’épouse d’André Beaufils alors président de la Société Nautique de Saint-Tropez, m’avait invitée à être coéquipière sur un bateau de femmes durant les Voiles de Saint-Tropez, je reviens dans la presqu’île fin septembre. Entretemps, j’avais dit à Brigitte que je ne voulais plus être coéquipière dans un équipage exclusivement féminin, que je n’étais pas une espèce en voie de disparition, mais que je voulais bien faire coéquipière à terre. Bien m’en a pris, c’est ainsi que j’ai rencontré Pierre Rabhi. Plus exactement, c’est ainsi que Pierre Rabhi est venu à ma rencontre. Quelques jours auparavant, Patrice me confie qu’il a invité Pierre Rabhi et son accompagnateur à dormir dans son château de La Mole, la veille du défi du Club 55 qu’il dédie cette fois à la faim dans le monde en conviant également Paul Watson lors d’un déjeuner qu’il organise le jeudi. Tu sais, je suis seule chez Brigitte et André, si tu veux, tu peux m’inviter à dîner avec vous, ça me ferait plaisir de revoir Paul, je lui dis. Non, non, non, me répond Patrice, c’est compliqué. N’importe quoi, toi, je ris dans ma tête, je te connais depuis 31 ans, et tu me dis non, non, non, tu ne vas vraiment pas bien. Le lendemain, Patrice me confie qu’il est ennuyé car il ne sait pas à côté de qui asseoir Pierre Rabhi, tu comprends Sylvie, son entourage n’aime pas trop que je lui fasse faire ce genre de mondanités, il ne faut pas que je me trompe, je dois vraiment l’asseoir à côté de la bonne personne afin qu’il puisse échanger intelligemment. Si tu veux, je le gère ton Pierre Rabhi, je lui dis en souriant, tu me le présentes et je m’en occupe, ainsi tu es sûr qu’il passera une bonne journée. Non, non, non, me répond de nouveau Patrice, c’est compliqué. Tu me dis deux fois, non, non, non, toi, tu ne vas vraiment pas bien, je ris de nouveau dans ma tête. Et là, je décide que Pierre Rabhi ne doit voir que moi le jour du défi. Le lendemain, je viens donc déjeuner au Club 55 avec mon frère aîné Max qui a aidé Patrice à l’organisation des régates de la Nioulargue. Quand j’arrive au restaurant, je suis un soleil, tout le monde m’embrasse, surtout des gens que je ne connais pas mais qui semblent ravis de me connaître. Je snobe Patrice entourée de ses groupies toutes excitées à l’idée de voir des personnalités, et je m’installe à ma table sous les glycines (qui hélas ne sont plus fleuries, sinon c’est un ravissement) avec mon frère à qui je présente une copine afin de ne pas le laisser seule pendant que je vais voir la mer. 

Sur la plage, je suis au bord de l’eau, je regarde les vagues quand soudain j’aperçois Pierre Rabhi qui est à 50 mètres venir tout seul vers moi comme attiré par le soleil que je suis ce jour-là. Il m’embrasse la main et me demande qui je suis. Je m’appelle Sylvie, Pierre, je lui réponds, et je me suis habillée en vert prairie pour vous rendre hommage (à cette époque une jeune styliste Rowena Forrest m’habillait et j’avais choisi cet ensemble en soie certainement par prémonition). Je connais ses livres depuis longtemps, nous parlons joyeusement, il est enchanté à ne plus lâcher mon bras quand je vois Patrice faire des grands signes car il a besoin que Pierre le rejoigne pour faire des photos pour la presse en compagnie du prince et de la princesse Bourbon de Parme et de Paul Watson. Je dis à Pierre qu’il est attendu. il me répond qu’il veut que je vienne faire les photos avec lui. Je lui dis non, parfois je suis sur la photo, mais là, non, je n’ai pas envie, mais je t’attends. Deux trois clic-clac plus tard, Pierre revient s’accrocher à moi et m’invite à déjeuner avec lui. Merci, mais je ne peux pas, je lui réponds, je dois déjeuner avec mon frère. Devant la mine toute triste de Pierre, j’ajoute, écoute, mon frère est très sympathique quand il parle sauf qu’il ne parle pas, alors voilà ce que je vais faire, je déjeune avec lui, puis je viens te voir. J’invite la copine à déjeuner avec nous, comme ça, une demi heure plus tard, je rejoins Pierre à sa table où personne n’avait le droit de s’asseoir à sa gauche, la place d’honneur qu’il m’avait réservée. Par télépathie, je dis à Patrice qui tourne comme un avion autour de nous car Pierre ne veut parler qu’avec moi, qu’il est débile de m’avoir dit non, et encore plus débile de m’avoir dit trois fois non, ce que tu me refuses, Patrice, l’univers me l’offre deux fois plus grand et deux fois plus beau.

Depuis, avec Pierre, nous sommes devenus amis, nous nous téléphonons souvent. Nous sommes également allés le voir avec Patrice à Lablachère, chez lui, en Ardèche. Le matin, j’en ai profité pour aller me promener seule avec Marcelline dans le bois des Fées qui jouxte sa propriété. À la fin du déjeuner qui rassemblait les membres de son Fonds de dotation ainsi que d’autres convives, tout le monde se lève et s’apprête à partir. Patrice se lève aussi et commence à dire au-revoir argumentant que nous avons de la route à faire. Moi, je ne pars pas maintenant, je dis, je vais laver la vaisselle, nous étions une douzaine à partager ce délicieux repas, je ne laisse pas Pierre et sa femme Michèle avec une vaisselle aussi énorme. Je tends un torchon à Pierre et un autre à Patrice et je leur dis pendant que je lave, vous, vous essuyez, comme ça, on papote ensemble, ce sera joyeux. J’ai également passé un petit coup de balai afin de leur laisser une maison toute propre après cette invasion de gens pressés. Puis j’ai dit, moi, je ne pars pas maintenant, maintenant c’est l’heure du thé à la menthe avec Pierre, assieds-toi Patrice, on va continuer de papoter tous les trois. Mais de quoi ? me demande Patrice affolé, on a de la route. Oui, mais là on a plus important à faire. Ah bon, mais quoi, insiste-t-il en regardant sa montre, on s’est tout dit, la réunion est finie. Justement, c’est là que les choses les plus importantes vont être dites, j’ai ajouté, et ça s’appelle l’amitié.

C’est au cours de ce déjeuner au Club 55 en octobre 2015, après qu’il se soit accroché à moi sur la plage, que Pierre m’a dit que 75% des semences anciennes et reproductibles avaient disparu de la surface de la terre. Cela m’a choquée au point que, deux ans plus tard, j’ai créé mon personnage de Marcelline l’aubergine sur Youtube et en janvier 2021, mon association Avec Sylvie on sème pour la vie afin de lutter pour la préservation de ces semences. 

Pierre Rabhi explique à Sylvie Bourgeois la disparition des semences

Pierre Rabhi explique à Sylvie Bourgeois la confiscation des semences

Qui est Marcelline l'aubergine ?

Sylvie Bourgeois Harel nterviewe Patrice de Colmont, Eugénia Grandchamp des Raux et André Baufils à la Club 55 Cup à Ramatuelle pendant Les Voiles de Saint-Tropez

Marcelline et Sylvie aux Voiles de Saint-Tropez

Patrice de Colmont raconte La Nioulargue devenue Les Voiles de Saint-Tropez

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