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Les rencontres littéraires de Monaco

Je suis née à Monaco, ce qui fait la joie des douaniers lorsque je passe une frontière, je devrais plutôt dire lorsque j’allais à l’étranger, je n’ai plus envie de voyager, pourtant Dieu sait que j’ai aimé les avions. J’avais même appris à piloter à 16 ans sur un Robin. J’étais toute petite, je n’ai grandi qu’à 17 ans, 20 cm dans l’année, l’instructeur me mettait un coussin dans le dos et un sous les fesses afin que je puisse atteindre les pédales, c’était amusant, surtout lorsque je croisais un autre monomoteur dans le ciel, j’avais l’impression d’être sur une mobylette volante. J’adorais faire les atterrissages. Les décollages étaient plus simples, il suffisait de mettre les gaz et d’approcher à moi le manche à balai. Alors que l’atterrissage, c’était tout un art. J’arrivais à les faire en douceur, ce qui me valait, à chaque fois, les félicitations de mon instructeur.

 

J’ai fait mes 16 heures, accompagnée, et devais faire mes 4 heures, seule, le matin de mes 17 ans, puis passer mon brevet dans l’après-midi, afin de faire partie des plus jeunes pilotes de France, mais deux mois plus tôt, mon père et l’un de mes frères aînés ont eu un accident d’avion, sur le même Robin, avec un pilote du Club. Le monsieur pressé de revenir à Besançon n’a pas pris la météo, une rafale de vent s’est levée, l’avion s’est transformé en feuille morte pendant dix minutes au-dessus de l’aéroport de Bâle avant de décrocher sur l’aile droite et de s’écraser sur le tarmac. L’essence coulait sur la joue de mon père coincé sous le pilote, heureusement l’avion n’a pas pris feu. Ils sont restés de longs mois à l’hôpital.

 

Fini pour moi l’avion. Déjà, il n’y avait plus d’argent à la maison, nous avons appris plus tard que l’avion n’était pas assuré, nos cotisations avaient servi aux consommations d’alcool du Club, j’avais souvent remarqué que mes instructeurs avaient un coup dans le nez quand, en vol, ils m’apprenaient les décrochages, ils riaient comme des idiots. Et puis, ma maman, dorénavant, avait trop peur pour moi, déjà que j’avais échappé par miracle à cet accident, je devais être dans l’avion, mais au dernier moment, mon cher papa ne m’a pas réveillée, c’est l’aéroclub de Bâle qui m’a réveillée à midi, ado, je pouvais dormir douze heures d’affilée, pour m’apprendre le drame.

 

Tout ça pour vous dire qu’aux frontières des pays étrangers que j’ai visités ou dans lesquelles je suis allée travailler, les douaniers adoraient que je sois née à Monaco, les princesses, les princesses, ils me répétaient avec un grand sourire. Monaco a toujours fait rêver. Et même si la principauté a énormément changé, fini les jolies maisons Belle Époque, place maintenant aux grues, à des chantiers gigantesques comme cette avancée sur la mer pour gagner six hectares, à d’immenses immeubles très hauts, certainement des prouesses architecturales, mais pas toujours très beaux, même le mythique Sporting d’hiver construit par Charles Letrosne, sur la place du Casino, a été détruit, il y a quelques années, pour être remplacé par sept tours de verre et de métal dont les balcons des uns touchent pratiquement ceux d’en face.

 

C’est un véritable déchirement pour moi chaque fois que je vais à Monaco de constater à quel point la principauté ne s’est pas battue pour sauver sa beauté et son authenticité qui ont fait son charme et sa renommée. Oui, c’est un déchirement de traverser tous ces tunnels, de ne presque plus voir la mer, d’entendre les bruits des marteaux-piqueurs, mais que voulez-vous, j’aime toujours Monaco, c’est ma patrie, c’est comme un vieil ami qui vieillit mal, je l’aime toujours et lui pardonne ses sautes d’humeur, je suis fidèle en amitié, c’est mon luxe de savoir pardonner et d’oublier le mauvais, de ne me souvenir que du bon, de ne voir que les jolies choses.

 

Alors quand j’arrive à Monaco pleine de mes souvenirs d’enfant, je me précipite dans les lieux que j’aime, le marché où je me régale avec les barbajuans de chez Roca, en entrant à gauche, le rocher resté sublime, l’Hôtel de Paris et son délicieux chocolat chaud servi avec le lait brûlant et mousseux dans deux pots en argent avec les traditionnels petits biscuits, le Yacht-Club où je peux également déguster des barbajuans et, paradoxalement, parce que je suis faite aussi de contradictions, le Monte-Carlo Bay et sa piscine-lagon géante qui me fait penser à Los-Angeles.

 

Pour toutes ces raisons mêlant amour et déceptions, lorsque le Salon du Livre de Monaco m’a invitée à présenter mes romans les samedi et dimanche 15 et 16 avril 2023, j’ai tout de suite dit oui, je ne peux que dire oui à Monaco, et quand ils m’ont rappelée pour me demander de leur animer une chaîne YouTube qu’ils désiraient créer, sans moyens, ni sous, ni matériel, ni rien du tout, j’ai aussitôt dit oui aussi, car Monaco qui m’a vue naître ne peut que m’apporter du bonheur.

Sylvie Bourgeois Harel - Principauté de Monaco - Salon du Livre 2023

Sylvie Bourgeois Harel - Principauté de Monaco - Salon du Livre 2023

Sylvie Bourgeois Harel - Principauté de Monaco - Salon du Livre 2023

Sylvie Bourgeois Harel - Principauté de Monaco - Salon du Livre 2023

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Mon tonton Guillaume, il est fou, c’est mon papa qui me l’a dit, alors que Guillaume, c’est le meilleur en animal et en poissons, c’est bien simple, il passe ses journées sous l’eau à inspecter les poulpes et les murènes, et même que j’adorerais l’accompagner, mais ma maman, elle ne veut pas car elle trouve que Guillaume, il n’a pas les capacités pour être responsable d’un enfant de 8 ans sous la mer. La mer, j’ai le droit d’y aller, mais seulement avec ma mamy qui est un dauphin, elle adore nager, surtout s’il y a des grosses vagues, c’est pour noyer, je crois, son chagrin d’avoir un mari paralysé qui ne peut plus parler depuis un an. Il a eu un accident de sang dans les veines de son cerveau et depuis il est sur une chaise roulante à faire hanhan chaque fois qu’il veut l’appeler. Ma mamy, ça lui fait de la peine à en fait pleurer, elle est persuadée qu’il la prend pour sa maman, alors qu’il n’y a pas si longtemps, il l’embrassait encore sur la bouche.
 
Mon papy, tout le monde l’appelle Pillon car quand j’étais petit et qu’il était encore droit comme un I, il m’a appris les mots papy et papillon le même jour, et du coup, j’ai fait la contraction ou la confusion, je ne sais plus, mais je me souviens que quand il n’était pas détruit par sa maladie, mon papy, il était libre à toujours vouloir s’envoler de sa maison, même que ma mamy, elle n’arrêtait pas de lui demander où il allait encore. Maintenant, il ne va plus nulle part, et ses anciens amis, ils ne viennent plus jamais le voir. Ils doivent se dire que ce n’est pas facile de bavarder avec un handicapé qui ne peut plus parler, alors que quand il me caresse la joue, je comprends très bien qu’il pense à moi et ça me suffit pour l’aimer.
 
La vie de ma mamy, elle est très compliquée car elle doit aussi s’occuper de Guillaume qui a la maladie de dire ses quatre vérités à tous les gens qu’il croise et après tout le monde a peur de lui ou le déteste, et ma mamy, elle est encore plus seule. Elle a bien Bobby, c’est un labrador qu’elle a acheté pour aider son mari, mais la seule chose qu’il sait faire ce couillon, c’est poser ses deux pattes sur les genoux de mon papy et le pousser très vite sur sa chaise roulante dans le couloir de la maison. Bobby, ça le fait marrer, mais mon papy, ça lui fait peur, surtout qu’il ne peut pas l’arrêter, et ma mamy, après, elle met sa tête dans ses mains en disant qu’elle n’en peut plus. Je suis encore trop petit, mais dès que je serai grand, je promènerai mon papy partout en ville, et le Bobby, je lui apprendrai à obéir et j’achèterai aussi une femme de ménage à ma mamy pour qu’elle profite un peu de son grand âge à faire autre chose que de frotter sa maison ou de nettoyer les fesses de son Pillon.
 
Mais ce n’est pas demain la veille, car hier, pendant le déjeuner, Guillaume, il a dit à mon papa qu’il était con et qu’il n’arriverait jamais à la cheville du talent de leur père, et que c’était à cause de ça qu’il n’arrêtait pas d’embêter sa femme. Mon papa, ça l’a rendu fou d’entendre ces mots surtout que la veille, il s’était encore disputé avec ma maman. Du coup il a donné un coup de poing dans l’épaule de Guillaume qui lui a jeté son verre d’eau à la figure. Ç'a dégénéré très vite pire qu’à la récré, mon papa, il s’est levé et a cassé sa chaise sur Guillaume qui s’est écroulé par terre. Ma mamy a alors hurlé que ça ne servait à rien de le taper, vu que ce n’était pas les coups qui allaient remettre ses idées à la bonne place dans son cerveau cassé. Quand Guillaume s’est relevé, il a traité mon papa de pauvre naze et il est sorti dans le jardin. Je l’ai suivi et il m’a montré sa poule qu’il vient d’acheter car il a peur que mon papa lui cache ses médicaments qu’il ne veut plus prendre dans ses aliments, alors il ne mange plus que des œufs qu’il gobe. Sauf que sa poule, je ne sais pas où il l’a trouvée, mais elle est complètement folle car tous les matins, elle fait exprès de monter sur un arbre pour pondre, du coup, ses œufs, ils se cassent avant même que Guillaume puisse les avaler. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à pêcher des poissons, mais il m’a répondu qu’il en était hors de question, jamais il ne mangerait ses meilleurs amis, je lui ai alors proposé d'essayer les surgelés, mais il a préféré qu’on arrête cette conversation et il m’a appris tous les noms des oiseaux que l’on a croisés, ils les aiment tous, mais son préféré, ça reste la mésange bleue, peut-être parce qu’elle a les plumes de la couleur de ses yeux.
 
Quand on est rentré à la maison, tout le monde faisait la sieste. Guillaume m’a alors fait voir les certificats médicaux que mon papa avait cachés dans un dossier, et aussi une lettre dans laquelle il avait demandé à une ambulance de venir chercher Guillaume dès le lendemain matin pour l’emmener à Saint-Julien. Guillaume m’a expliqué que c’était un asile où l’on mettait les fous, puis il a ajouté que l’hôpital psychiatrique, plus jamais, il ne voulait y retourner car après, il devait attendre des mois avant de pouvoir en ressortir, et que sa seule liberté, là-bas, c’était d’avoir le droit de fumer ses cigarettes que lui achetait sa maman, et qu’il méritait quand même d’avoir une vie meilleure que de passer ses journées à attendre la visite de sa mère dans un couloir fermé à clef et gardé par un infirmier costaud. Et qu'il ne voulait plus de tous ses médicaments et piqûres qui l'empêchaient de penser et le faisaient grossir.
 
Puis il s’est énervé que mon papa, c’était un salaud qui avait toujours été méchant avec lui. Soudain, il m’a embrassé et m’a dit au revoir mon petit, je m’en vais, je suis très triste de quitter mon papa et ma maman qui sont les deux seules personnes qui m’aiment sur cette putain de terre, mais je dois partir, je ne peux pas rester dans une maison où mon frère veut m’interner. Je lui ai demandé où il comptait aller, vu qu’il n’avait pas de métier, ni d’argent. Il m’a répondu aux États-Unis et qu’il gagnerait des sous en faisant un dessin animé sur un poisson rouge amoureux d’une mésange bleue. Et il est sorti en n'emmenant avec lui que sa combinaison de plongée.
 
Un mois plus tard, mon papy est mort. J’ai beaucoup pleuré et ma mamy aussi. Elle m’a dit que pour se consoler, on irait planter un petit sapin sur sa tombe, comme ça les racines, elles se nourriront du corps de Pillon qui est dans la même terre en dessous, et puis quand l’arbre, il aura grandi, et bien, on en coupera une branche que l’on ramènera à la maison pour avoir toujours un peu de mon papy avec nous. Mais on n’a pas eu le temps d’y aller, car ma mamy, elle est morte peu de temps après, je crois, du cancer du chagrin, elle a été mise au cimetière dans le même trou que Pillon.
 
J’ai alors écrit à Guillaume pour lui dire qu’il devait revenir à la maison pour s’occuper de Bobby, et qu’il ne devait pas le gronder qu’il lui ait tué sa poule. Puis j’ai donné l’enveloppe à ma maman pour qu’elle la poste dans la boîte des États-Unis. Elle m’a caressé la tête et m’a dit que j’étais un bon petit garçon de penser ainsi à mon oncle qui n’avait pas eu la permission du docteur de sortir de l’hôpital psychiatrique pour assister aux enterrements de son papa et de sa maman.
 
GUILLAUME fait partie des 34 nouvelles de mon recueil BRÈVES ENFANCES paru aux éditions Au Diable Vauvert .
 
 
GUILLAUME, une nouvelle de Sylvie Bourgeois. BRÈVES ENFANCES
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J’ai été élevée au milieu de garçons. Mes seules références féminines étaient ma mère qui ne travaillait pas, ma grand-mère morte lorsque j’avais 9 ans, et ma meilleure amie de mon âge. Mais j’observais. J’observais l’évolution de Marie, la secrétaire célibataire de mon père, qui portaient des mini-jupes de plus en plus courtes avec des manteaux maxi de plus en plus longs. Amoureuse de Barret, le dessinateur de l’atelier d’architecture et de publicité de mon père, elle attendait, mettant sur son nez des lunettes de plus en plus grandes, et aux pieds des talons compensés de plus en plus hauts, que le beau Barret se déclare. Mais Barret, c’est ma tante Pauline qui l’a eu, un été, où Barret et Marie avaient été invités en vacances chez mes parents dans le Sud, ma tante divorcée et prédatrice sexuelle étant notre voisine, elle n’a eu qu’à tendre la main d’autant qu’elle était la pionnière des seins nus sur la plage. Pauline était professeur de sciences naturelles et étudiait dans son lit l’anatomie masculine de chaque homme qu’elle prenait en stop dans sa 4L, de préférence des barbus qui râlaient contre la société de consommation en pleine essor.

Ma mère me répétait que je devais bien travailler à l’école afin de devenir financièrement indépendante et de ne jamais avoir besoin d’un homme pour payer mon loyer et voyager. Ma mère aimait la nature et les livres. Mais elle était constamment épuisée par l’énergie masculine de la maison pour laquelle elle devait faire à manger en permanence. Faire les courses, préparer les repas, débarrasser la table, ranger la cuisine. J’étais la dernière après trois garçons, et dès mes 6 ans, je l’aidais. À faire les courses, préparer les repas, débarrasser la table, ranger la cuisine. Je la consolais aussi quand, épuisée, elle quittait le repas en disant qu’elle avait hâte d’être dans le trou.
Madame Collaud, la boulangère chez qui j’achetais des gros pains, aussi, était toujours fatiguée, jusqu’au jour où elle est morte, un de ses fils qui était dans ma classe avait 8 ans. Dans le quartier, les femmes chuchotaient en silence que cette pauvre madame Collaud était morte de s’être fait avorter en cachette, épuisée que le boulanger la mette enceinte chaque année. La mère de ma meilleure amie est morte aussi, quelques mois plus tard, d’un cancer, tout comme ma grand-mère, mon grand-père, la dame qui organisait à la maison des réunions Tupperware, la coiffeuse qui faisait des chignons de laque, immenses, à ma mère, monsieur Royer du bureau de tabac, sa fille qui tenait le pressing, et l’épouse de notre docteur de famille. Le seul à avoir eu une rémission a été Roland, l’ami poète de mes parents obligé de cacher son homosexualité, sauf à la maison où mes parents revendiquaient la liberté et la tolérance. J’entendais ce mot, cancer, sur toutes les bouches lorsque je faisais les courses chez les commerçants où les épouses tenaient toujours la caisse, tandis que les maris servaient les clientes. Ces couples semblaient inséparables beaucoup plus que ceux qui venaient danser à la maison aux soirées que mes parents organisaient chaque mois, et où il n’était pas rare que je surprenne le mari de l’une embrasser la femme de son copain qui lui-même essayait de voler un baiser à ma mère pendant les slows où mon père mettait sur sa platine BO la chanson Sag warum qui leur donnait, à tous, l’envie de s’aimer avant qu’il ne soit trop tard. Quand mes parents invitaient à dîner des clients pour qui mon père assurait un service après-vente impeccable en couchant avec leurs épouses qui s’ennuyaient fortement dans la jolie maison qu’il venait de leur construire, les hommes fumaient cigarettes sur cigarettes, buvaient whisky sur whisky, et citaient Freud, Marcuse, et les publicités Marlboro qui les faisaient passer pour des cowboys bisontins au volant de leur BMW ou Mercedes qu’ils conduisaient à 200 à l’heure. Mon frère aîné, aussi, conduisait sa moto à 200 à l’heure, et sans casques, avant de partir au service militaire la veille de sa majorité fixée à 21 ans.
En sixième, après avoir rendu visite avec ma mère aux ouvrières de Lip qui s’était érigées en communauté autonome afin de pouvoir continuer à fabriquer et vendre des montres, malgré la fermeture de l’usine, nous avons manifesté à leurs côtés avec ma tante divorcée nymphomane venue spécialement à Besançon pour participer au mai 68 franc-comtois, et pleins d’étudiants barbus qui avaient commencé à envahir notre salon depuis que ma mère faisait des conférences au sein d’une association culturelle. Pendant qu’ils vidaient notre frigidaire et la cave de mon père, elle écoutait, en fumant alors qu’elle ne fumait jamais, leurs revendications et les aidait à synthétiser leurs convictions révolutionnaires. Afin de ne pas leur ressembler, je me suis mise à travailler à 12 ans, après l’école, de 5 à 7, j’étais boulangère, et aussi les mercredis et samedis après-midi, et le dimanche matin. Je buvais des panachés-bière avec les vendeuses pour me vieillir. Le soir, deux fois par semaine, je rejoignais des grands de 20 ans qui avaient monté une troupe de théâtre. Un étudiant barbu de ma mère, certainement pour se débarrasser de moi car je ne décollais pas du salon quand ils fumaient avec elle et buvaient les grands crus de mon père, en exposant leurs idéologies maoïstes et trotskistes, m’avait donné leurs coordonnées. J’étais arrivée en pleine séance d’improvisation. Après m’être roulée par terre en hurlant ma haine de la famille que j’exprimais à chaque repas quand mes frères envisageaient de me marier plus tard à un homme riche afin de pouvoir venir habiter chez moi, ils ont décidé de me donner le rôle d’un enfant-roi dans une pièce de Ionesco que nous avions joué au théâtre en fin d’année.
Ma mère m’a transmis le goût de la nature et des livres. Je lisais tout le temps. À 14 ans, les biographies des peintres me passionnaient, Suzanne Valadon me fascina, et les dix tomes des Histoires d’amour de l’histoire de France, écrits par Guy Breton, achevèrent mon éducation et ma compréhension du monde, le sexe et l’argent étaient les mots-clés.

*

Après la boulangerie, par souci d’indépendance, j’ai continué de travailler, je n’ai pas fait d’études, mais j’ai toujours continué de lire. Beaucoup. À 20 ans, mes auteurs préférés étaient Balzac, Guitry, Claudel, Marivaux, et aussi Freud. À l’époque, je ne savais pas que son neveu américain Edward Bernays, le père des Relations Publiques et de la propagande, s’était servi des travaux de son oncle et du Français Gustave le Bon qui avait écrit, en 1895, La psychologie des foules, pour mettre au point des méthodes de manipulation de l'opinion et d'incitation à la consommation. En 1929, ayant comme client Lucky Strike, Bernays transgressa l’interdit de la cigarette pour les femmes en créant des publicités où de jolies jeunes filles, sous le slogan les torches de la liberté, fumaient en public afin d’affirmer leur indépendance et leur émancipation.

Les débuts des années 80 marquèrent aussi un vent de panique chez les amies de ma mère, elles se mirent à parler, à revendiquer, à divorcer, à reprendre le chemin de la faculté, à entamer des études de psychologie, à suivre une analyse ou une psychothérapie, à forcer leur époux à consulter un conseiller conjugal, à boire, à fumer, à partir à la rencontre d’elles–mêmes dans des ashrams en Inde, à répondre à des annonces de rencontres amoureuses sur le Chasseur Français, à oser entrer dans une agence matrimoniale. Pendant ce temps, les filles de mon âge allaient en fac, fumaient des pétards, additionnaient les aventures, avortaient à tour de bras, un de mes frères posait une antenne sur le toit de la maison pour diffuser sa radio libre, et les garçons ne se cachaient plus pour s’embrasser en boîte de nuit, Roland, l'ami poète de mes parents, enchanté de cette nouvelle liberté, se trouvait néanmoins trop vieux pour afficher son homosexualité.
 
Pendant que François Mitterrand faisait passer une loi qui accordait les mêmes droits de protection et d'héritage aux enfants adultérins que l'on appelait dorénavant, au lieu de bâtards, enfants nés hors mariage, que les tests sanguins se perfectionnaient jusqu’à être reconnus juridiquement (en 1993) pour effectuer une recherche en paternité, que les premières Fécondation In Vitro voyaient le jour, ma mère m'annonça que j’étais un bébé Ogino, et que si la pilule ou l’avortement avaient été autorisés, je n’aurais jamais vu le jour. Elle m'expliqua qu'en 1920, une loi avait associé la contraception à l’avortement qui était considéré comme un crime (un avorteur et une avorteuse avaient été guillotinés en 1943), et qu'avant ma naissance, certaines de ses amies arrivaient à se procurer des diaphragmes ou des pilules anti-contraceptives, mais clandestinement. Elle ajouta qu'en 1956 une association, La Maternité Heureuse, donnait des conseils et des informations sur l’éducation familiale et sexuelle, suivie du Planning Familial en 1960. Ma mère m'apprit aussi que la pilule avait été autorisée qu'en 1967, que le MLF avait été créé en 1970, et que la loi Veil sur l’avortement, signée le 17 janvier 1975, autorisait également la mise à disposition des pilules pour les mineures.
 
Ma mère aimait me rappeler que le droit de vote pour les françaises n'avait été accordé qu'en 1944, qu’en 1946, le principe d’égalité absolue avait été inscrit dans la Constitution de la IVe République, qu’en 1965, les femmes mariées purent ouvrir un compte bancaire à leur nom sans l’autorisation de leur époux, qu’en 1970, l’autorité parentale remplaça la puissance paternelle. Elle était fière que mon père n’ait pas attendu 1972, où le principe du "à travail égal salaire éga"l venait d’être instauré, pour payer sa secrétaire Marie aussi bien que son dessinateur Barret (celui dont elle était secrètement amoureuse). En effet, précurseur dans sa façon de concevoir le travail qui permettait de gagner sa vie mais aussi et surtout d’être un accomplissement de l’épanouissement personnel, mon père avait toujours refusé qu’il y ait des pointeuses dans son atelier d’architecture et de publicité. Chacun de ses employés, autant les hommes que les femmes, était libre de ses horaires, responsable de sa mission, et intéressé au chiffre d’affaires. Il était le seul patron à Besançon à être aussi social et généreux.
 
Ma mère aimait aussi me raconter que le code Napoléon, en 1804, avait interdit le divorce qui pourtant avait été autorisé en 1792, et que celui-ci avait été rétabli en 1886, et que ce même code Napoléon avait interdit le port du pantalon aux femmes, excepté pour Mardi Gras où le « travestissement » était autorisé dès lors qu’il était un déguisement. Par la suite, des décrets autorisèrent les femmes, qui en faisaient la demande à la préfecture, de porter un pantalon à condition qu’elles conduisent un vélo ou montent à cheval. Georges Sand et la peintre Rosa Bonheur (première femme à avoir reçu la légion d’honneur), effectuèrent cette démarche se revendiquant du féminisme instauré par Olympe de Gouges.
 
Ma mère m’avait également confié qu'elle était ravie que mon père ait refusé de divorcer lorsqu'elle en avait fait la demande en 1969 (le divorce par consentement mutuel n'avait été instauré qu'en 1975), grâce à cela, elle avait pu continuer de vivre auprès de cet artiste drôle, beau, intelligent, talentueux, généreux, auprès duquel elle ne s’ennuyait jamais. Elle m'enseigna alors sa vision du couple qui devait évoluer dans la tolérance, la joie, la bienveillance, le pardon, le rire et surtout d'apprendre à foutre la paix à l'autre, que personne n'appartient à personne, mais qu'en revanche, l'entité "couple" est a préserver car c'est une force pour lutter contre tous les violences de la vie qui sont beaucoup plus dures que les simples déceptions ou frustrations que l'on peut rencontrer dans la vie quotidienne lorsque l'on vit à deux et en famille.
 
Quand je suis partie travailler à Paris, ma mère m’écrivit une très belle lettre sur l’amour et la tolérance, et m’engagea à lui répondre afin d’instaurer entre nous une correspondance à la manière de celle de Madame de Sévigné et de sa fille Madame de Grignan. Du haut de mes 21 ans et de mon obsession de travailler dans deux boulots à la fois afin d'’être indépendante financièrement, je n'ai pas pris le temps de lui répondre. Et j'en souffre aujourd'hui. Ce documentaire qui relate l’évolution des droits des femmes au travers du parcours d’une française qui aurait 95 ans et de sa fille, est ma réponse, bien des années plus tard, à toutes les formes d’amour et de tolérance que ma mère m’a transmises et dont, j’espère, être digne.
 
Ma mère, dont la passion était les livres et la nature, mourut à 70 ans d’un cancer généralisé sans savoir que j’étais devenue écrivain, et sans savoir non plus que j’habitais à Saint-Germain-des-Près, le quartier où elle rêvait de vivre, entouré d’artistes, les seuls êtres qui la fascinaient.
 
Ma mère est morte sans connaître non plus la loi de 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, continuité de celle de 1992 qui pénalisait les violences conjugales et le harcèlement sexuel sur le lieu du travail, ni la loi du 6 juin 2000 sur la parité, ni celle de 2012 relative au harcèlement sexuel, ni la loi de 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, ni celle de 2016 pour renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, ni le PACS, ni la PMA, ni le mariage pour tous, ni la GPA, commerciale ou altruiste, ni les termes LGBTQI+, ni le botox, ni le jeunisme. Elle n’aura pas connu non plus l’écriture inclusive qui l’aurait certainement rendue folle, elle qui aimait tellement la littérature et la pensée.
Mère et fille
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En haut de ma rue, il y a une dame que l’on appelle La dame bleue parce que tout ce qu’elle fait, elle le fait en bleu et chez elle, tout est bleu, ses fleurs, ses volets, ses yeux. Et peut-être même aussi ses secrets. Tous les jours, elle va s’asseoir au bord de la mer sur une chaise pliante bleue. Elle a des habits bleus et aussi un bandeau bleu qui retient ses cheveux. Elle reste des heures au même endroit à regarder la mer. Toujours dans la même direction, la direction qu’il a pris son amoureux.

 

Il lui a dit de l’attendre et, en l’attendant, de penser à lui. Que chaque fois qu’elle penserait à lui, il l’entendrait et se sentirait heureux. Qu’ils s’aimaient d’un amour fou. Que c’était ça l’amour. Qu’il l’aimait comme jamais il n’aurait cru possible d’aimer. Qu’elle n’avait que vingt ans et que c’est dans ses bras qu’elle connaîtrait l’amour et la mort. Que la mort n’arriverait jamais à les séparer. Qu’il allait revenir. Très bientôt. Et qu’il ne repartirait plus jamais en mer. Que c’était la dernière fois. Qu’il ne voulait plus jamais la quitter. Plus jamais. Mais que cette dernière pêche, il en avait besoin. Besoin pour payer leur mariage et acheter la petite échoppe qu’il avait repérée, là, pas loin. Une petite échoppe où il vendra du poisson. Il vendra du poisson, oui, mais plus jamais, il ne le pêchera. Plus jamais. Ils se marieront. Il va revenir. Elle le sait puisqu’il le lui a dit. Et même répété. Elle l’a entendu, puis attendu. Tous les jours. Tous les jours, elle va à sa rencontre sur le chemin du bord de mer, à l’endroit où elle a vu pour la dernière fois son bateau s’éloigner. S’éloigner jusqu’à devenir un point. Un point qui a emporté sa féminité. Un point minuscule qui, soudain, a disparu. Elle a eu, ce jour-là, un frisson dans le dos. Elle s’en souvient encore comme si c’était hier. Un frisson qui a ressemblé à un horrible pressentiment. Puis l’image de son amant lui est revenu. Souvent. Très souvent. Elle s’est même vue l’embrasser et le laisser entrer.

 

Alors même si parfois le mauvais temps lui conseille de ne pas sortir, elle met son imperméable bleu sur son corps menu et frêle. Elle prend son parapluie bleu, se noue un fichu bleu sur la tête et sort. Pour attendre son amoureux. On ne sait jamais. Ce serait trop bête qu’il revienne le jour où justement elle ne l’aurait pas attendu. Oh non ! Ca, elle ne le supporterait pas. Elle a tant eu à faire de l’attendre qu’elle n’a jamais pris le temps de faire des connaissances ou même un voyage. Ah quoi bon ? Elle aurait bien le temps quand il reviendra alors de nouer des amitiés et peut-être même d’organiser des dîners ou de visiter des capitales.

 

Elle est morte ce matin. Sans jamais avoir pris le temps de vieillir. Lisse comme une enfant, elle s’est éteinte à l’âge de cent ans. C’est la dame de la mairie qui passait tous les jours la voir qui l’a trouvée endormie à jamais dans son lit. Sur son bureau, il y avait ses dernières volontés rédigées à l’encre bleue sur du papier bleu. Elle demandait que ses cendres soient jetées dans la mer, à l’endroit de son habitude pour qu’elles aillent à la rencontre de son amoureux.

 

Avec ma maman, nous avons rejoint sur le chemin du bord de mer les autres habitants du village. Tout le monde était habillé en bleu comme un dernier cri. Nous avons récité la prière de Marie pendant que la dame de la mairie a jeté les cendres de la centenaire dans la mer qui, ce jour-là, était d’un bleu incendiaire. J’ai sept ans et j’ai juré de ne jamais oublier La dame bleue.

LA DAME BLEUE. Brèves enfances. Sylvie Bourgeois. Éditions Au Diable-Vauvert
LA DAME BLEUE. Brèves enfances. Sylvie Bourgeois. Éditions Au Diable-Vauvert
LA DAME BLEUE. Brèves enfances. Sylvie Bourgeois. Éditions Au Diable-Vauvert
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"... Je savais que c’était fini. Je l’aimais, alors je le savais.
 
Je suis retournée dans la chambre de ma mère. Au son de sa voix, j’ai compris qu’elle était soulagée de me savoir là. Elle m’a demandé de lui masser les pieds puis d’aller me coucher afin de ne pas être trop fatiguée le lendemain. Elle s’inquiétait au sujet de ma santé, trouvait que j’en faisais trop pour elle.
 
Je l’ai embrassée et fait semblant de sortir, mais, sans faire de bruit, je me suis allongée au pied de son lit. Je me suis emmitouflée dans une couverture à portée de main, et j’ai écouté son souffle. Le souffle rassurant d’une maman. Il m’a rappelé les dimanches où nous cherchions des champignons dans la forêt, chaussés de bottes en caoutchouc. Mon chien courait devant nous. Quand il est mort écrasé par une voiture, ma mère m’avait téléphoné en larmes. Je lui avais conseillé d’en acheter un autre. Elle avait été terriblement choquée par ma dureté. Pourtant j’ai adoré mon chien, mais je ne savais pas que la mort pouvait faire mal. Surtout, je venais d’avoir vingt-et-un ans et j’avais déjà pris goût à Paris où tout était si vite remplacé.
 
Soudain, ma mère a gémi. Je me suis redressée.
 
- Tu as besoin de quelque chose maman ?
- Tu es là ? Oui, je voudrais un verre d’eau, je suis déshydratée, j’ai l’impression d’étouffer… et aussi mon bassin pour faire pipi… mais ensuite tu iras te coucher, hein, promis ?
- Oui maman, je te promets.
- C’est bientôt le jour ?  
 
J’aurais aimé vivre intensément ces derniers moments. Mais ce n’était pas possible. L’intensité, elle est dans le quotidien, quand tout va bien, pas dans les moments extrêmes. J’en étais aux gouttes d’eau que je lui faisais glisser sur sa langue, à l’oreiller que je lui calais afin qu’elle ait moins mal au dos. Ses soins réclamaient de la précision et de la concentration, ils ne laissaient aucune place à l’émotion. Je devais également lutter à ne pas me laisser submerger par mon chagrin, ni éclater en sanglots, et encore moins succomber à la fatigue.
 
Ma mère a fini par s’endormir, mais au bout de quelques minutes, elle s’est réveillée, affolée, apeurée.
 
- Tu es toujours là ? C’est bientôt fini ? Je veux dire, la nuit ?
- Je t’aime maman.
- J’ai mal.  
 
J’ai passé la nuit ainsi, entre douleur et douceur, à essayer de la soulager.
 
                                                      *
 
Le lendemain matin, l’infirmière et l’aide-soignante sont venues lui donner ses soins quotidiens. J’ai profité de leur présence pour me préparer une tasse de thé dans la cuisine. Soudain, je les ai entendues crier :
 
- Marie, votre maman, votre maman, mon Dieu, venez vite Marie.
 
J’ai accouru dans la chambre de ma mère qui était assise sur son lit, les yeux perdus dans le vide, les bras tendus en avant, en train de crier : « ère, ère, ère ! » L’infirmière était affolée.
 
- Mon Dieu, votre pauvre maman, elle nous a pourtant bien parlé quand nous sommes arrivées ce matin, et voilà que… oh mon Dieu, votre pauvre maman.
- Que veux-tu maman ? Dis-moi. Tu veux ton verre ?
- Ére, ère, ère.
- Tu veux ton verre ? Tu veux ton père ? C’est ça ?
- Ére, ère.
- Tu veux ta mère ? Maman, essaye de me parler.
- Mon Dieu, ma pauvre Marie, j’appelle le médecin de garde.  
 
Les quelques heures précédant la mort de ma mère sont tellement intemporelles qu’aujourd’hui encore, je me vois dans sa chambre. Ma mère est là. Agitée. Elle a le regard fixe. Elle semble hypnotisée. Ses mains cherchent à attraper quelque chose au loin. Elle ne m’entend pas. Peut-être même ne me reconnait-elle déjà plus. Le docteur arrive à ce moment-là.
 
- C’est trop tard, je ne peux rien tenter, votre maman est en train de mourir.
- Elle souffre ?
 
L’infirmière et l’aide-soignante partent, bouleversées.

Je m’assieds près de ma mère sur le lit et je la prends dans mes bras. Elle crie toujours, très agitée, le regard perdu dans le néant. Déjà.
 
Soudain, ses bras retombent, sa tête se colle contre moi, son corps devient mou, mou comme une poupée de chiffons. Elle se met à gémir. Doucement. Une longue plainte.
 
- Son agonie va durer ainsi jusqu’à la fin, je suis désolée mademoiselle.
- Partez, je veux rester seule avec elle.  
 
J’ai besoin de serrer ma mère. Je l’embrasse. Sur le front. Les joues. Les paupières. Je l’embrasse intensément, qu’elle comprenne que je suis là. Je berce ma mère comme une enfant. Son cœur bat, mais ses yeux ne me répondent pas. Je pense à mon père. Il n’aurait pas supporté d’être sur sa chaise roulante et de regarder sa femme mourir sans pouvoir la prendre dans ses bras.
 
Il est midi. Je sens les battements du cœur de ma mère se ralentir, s’affaiblir. Ses inspirations ressemblent maintenant à un long et douloureux râle. Mon cœur se règle sur le sien. Ses expirations s’espacent de plus en plus comme si elle retenait son souffle. Je me mets à compter, un, deux, trois… huit secondes. Elle expire toutes les huit secondes. Seulement. Ce n’est pas suffisant. Je pense au temps. Au temps qui s’agrandit. Qui part. Un, deux, trois… dix secondes. C’est affolant. « Maman, non. Pas maintenant. Maman, non. » Un, deux, trois… quinze secondes. C’est le silence. « Non, maman. » Le rien. L’attente. Le non espoir. Le temps suspendu. Je veux retarder le moment de la fin. Je lui demande de respirer encore une fois. Pour moi. Pour nous. Pour la vie.
 
Ma mère est l’amour de ma vie. Je l’ai toujours protégée, adorée. J’ai besoin d’elle. Je le lui dis : « maman, j’ai besoin de toi. Respire maman. Respire. Respire ». Je suis si concentrée à tenter de la maintenir encore un peu en vie que je ne peux pas pleurer. « Respire maman. Respire. Respire. » Elle finit par inspirer un très long râle. Puis de nouveau, rien. Elle est calme. Silencieuse. Fermée. Je compte, un, deux, trois… dix secondes… vingt secondes. Ma tête est vide. Je ne pense qu’à compter les secondes qui la retiennent de l’éternité. « Respire maman. Respire. Respire encore une fois pour moi, maman. S’il te plait. Il le faut, il le faut. J’en ai besoin, maman. » Elle inspire alors une nouvelle fois, très profondément, comme si elle m’avait entendu et qu’elle était d’accord pour rester, avec moi, dans notre intimité si limitée par le temps qu’il nous restait. « Merci maman. Merci mon amour. Merci. »
 
Soudain sa tête glisse et vient se blottir contre ma poitrine. Sa bouche se fige. À moitié ouverte. Ses yeux se fixent. Grands ouverts. Je regarde l’heure. Treize heures. Ma mère est morte à treize heures. Son agonie aura duré trois heures. Je la tiens serrée dans mes bras. Je ne peux pas la quitter. Je caresse les joues de ma mère. Je lisse ses cheveux frisés. Ils sont trempés. Epuisés d’avoir lutté. Je veux imprimer son visage à jamais. Je la regarde. Je la regarde. Je la regarde. Je ne veux pas l’oublier. « Au revoir maman, je t’aime maman. Au revoir maman. Je t’aime maman. » Je pose ma main sur ses yeux et, avec mes doigts, je fais glisser ses paupières pour les fermer à jamais. C’est un geste que je n’ai jamais fait, que l’on ne m’a jamais appris, et que pourtant j’ai su faire. Ce geste me ramène à la réalité. Ma mère est morte et je n’ai plus personne à aimer. Je téléphone à Raphaël pour le lui annoncer.
 
Lorsque le médecin est venu constater le décès, il m’a conseillé de mettre ma mère à la morgue.
 
- Pas question, elle reste avec moi, à la maison.
- Mais avec la chaleur, il vous sera difficile de garder son corps au frais.
- Les pompes funèbres vont apporter du matériel de réfrigération.
- Quand même.
- Quand même quoi ?
- C’est plus pratique dans une morgue.
- Laissez-moi, j’ai besoin d’être seule.  
 
Le service d’hospitalisation à domicile est venu récupérer son matériel, lit, table, perfusion, seringues, morphine. Je les ai remerciés pour leur humanité. L’embaumeur est arrivé en fin d’après-midi. Je lui ai demandé de rester. Il a refusé. J’ai insisté. Il m’a dit que je serais choquée. Le corps se vidait complètement. Les viscères, c’était dégoûtant. Il m’a demandé un seau et une serpillière. Je lui ai apporté aussi une jupe et un chemisier fleuris pour que ma mère parte dans l’éternité avec les couleurs qu’elle avait aimées.
 
Je suis partie à la plage. La mer était douce. J’ai nagé loin au large, comme je le faisais avec ma mère, on parlait des heures dans l’eau. La tension et l’exigence de ses derniers mois se relâchant, j’ai enfin pu pleurer. Puis j’ai retrouvé ma mère couchée au milieu des dizaines de bouquets de lys qu’elle avait déjà reçus. Je me suis allongée près d’elle et j’ai posé ma tête dans le creux de son cou pour retrouver son odeur, mais celle de la mort avait déjà pris place. Je l’ai embrassée.
- Je me repose un peu vers toi, maman.  
 
Et je me suis endormie.

 

(Extrait de mon roman En attendant que les beaux jours reviennent, paru aux Éditions Les Escales, chez Pocket et chez Piper en Allemagne, que j'ai signé sous le nom de Cécile Harel)

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Lons-le-Saunier - Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

Lons-le-Saunier - Hélène Bourgeois née Onimus - Cap-d'Ail 1926 - 1997

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Ma nouvelle Alliata fait partie de mon nouveau recueil qui paraîtra début avril 2024.

Alliata, princesse de mes fesses
Alliata, princesse de mes fesses
Alliata, princesse de mes fesses
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En ce moment, le soir, je m’endors avec un documentaire sur les F1. C’est assez mal réalisé avec un montage d’images coupées très rapidement et une musique hystérique afin de créer du sensationnel, alors que ce monde de la vitesse est suffisamment sensationnel à lui tout seul, inutile d’en rajouter. Mais ce que j’adore, ce sont les interviews de ces jeunes pilotes qui, pour certains, comme Charles Leclerc ou Esteban Ocon, ont démarré en F1 a, à peine, 20 ans, ce sont mes deux chouchous. Esteban parce qu’il a un bon état d’esprit, et Charles parce que je connaissais son papa, Hervé.
J’ai rencontré Hervé Leclerc à Cap-d’Ail lorsque j’avais 18 ans. Son beau-père Charles Manni était l’ami d’enfance de ma maman. Nous nous sommes revus à Paris, quand je montais de Besançon, en camion, avec mon frère, un autre Hervé, de 7 ans plus âgé que moi, et son meilleur copain, Serge, étudiant, comme lui, en architecture. Le camion, c’était le rêve de mon frère Hervé qui voulait vivre dans un immense camion rouge comme ceux dans lesquels l’écurie Ferrari transportait ses F1 au Grand-Prix de Monaco où nous avions la chance, grâce à Zizi, le directeur de l’Automobile Club de la Principauté, d’avoir des passes pour aller dans les stands.
J’adorais m’y promener avec mon short en daim et mes bottes plates assorties, en daim également, puis pendant la course, m’asseoir dans un coin où je ne gênais personne et admirer la rapidité avec laquelle les mécaniciens, tous en combinaison assortie, changeaient en quelques secondes les pneus des voitures et la vitesse avec laquelle les pilotes repartaient sur le circuit. De son côté, mon père, casquette Achille, du nom de notre voilier, sur la tête, et cigarette au bec, se régalait également d’observer ce manège où perfection rimait avec précision, jusqu’au jour où un policier monégasque s’est posté devant lui, l’empêchant de faire un pas de plus. Ayant son casque anti-bruit sur les oreilles, n’entendant rien de ce qu’il lui disait, mon père, en bon Franc-Comtois, lui a gentiment offert une de ses Disque bleu sans filtre et tendu son briquet, ne pouvant imaginer que cet homme du Sud puisse lui demander autre chose que de partager le plaisir de fumer ensemble, alors que le policier lui intimait l’ordre d’éteindre immédiatement sa cigarette vu les milliers de litres d’essence présents, le moindre mégot mal éteint pouvait faire exploser tout Monaco.
L’année d’après, était-ce de la faute de mon gentil papa rigolo bon-vivant, gros fumeur et grand buveur, seulement d'excellents vins et de vieux whiskys, aimait-il préciser, mais ces passes ont été supprimés, même s’ils étaient distribués au compte-goutte, il était trop dangereux pour les pilotes d’avoir des visiteurs dans les stands. Seul mon frère Vincent, de 4 ans de plus que moi, eut droit à un badge, ayant été embauché par Zizi pour photographier les rails de sécurité. Mais quand il dut rendre son travail à l’Automobile-Club, il se mit en tête que ses photos étaient artistiques et refusa de donner ses négatifs. Il commençait à souffrir de bouffées délirantes qui accentuait sa paranoïa naissante. Ma mère fut obligée de faire développer des milliers de photos de rails, ce qui lui coûta une fortune. Deux ans plus tard, Vincent connut son premier internement à l’hôpital psychiatrique de Nice après avoir voulu récupérer une villa que mon grand-père aurait donné, bien avant la Seconde Guerre mondiale, à sa maîtresse dont le mari était peintre et mon aïeul le seul acheteur de ses tableaux.
J’embêtais souvent mon frère Hervé en lui répétant que son rêve de vivre dans un camion devait certainement venir de sa peur que la possession d’une maison lui tue son imagination comme si, en n’ayant rien, il aurait toujours le désir de créer la maison idéale, quoi qu’il en soit, son rêve de camion rouge, c’est son copain Serge qui l’a réalisé, il a acheté une camionnette J7 beige dans laquelle il a installé très sommairement un lit et un bureau. Serge habitait dans notre maison de Besançon, il adorait mes parents qui étaient drôles, beaux, généreux, ouverts et intelligents. Le talent de mon père architecte l’épatait. De mon côté, j’aurais préféré que mon père se remette à la peinture, ses dessins m’impressionnaient de beauté, de simplicité, de justesse.
Cette année-là, les deux garçons montaient régulièrement à Paris pour voir des chantiers ou des filles, je ne sais plus. Moi, je sautais souvent dans leur camion-maison-bureau et j’allais voir Hervé Leclerc qui me parlait de sa passion pour les voitures et de son rêve d’être pilote de F1. Il vivait chez sa grand-mère, une dame excessivement élégante qui l’aidait financièrement dans son désir de futur champion. J’ai revu Hervé, un an plus tard, lorsque je suis allée vivre seule à Cap-d’Ail dans la maison de vacances de ma mère qu’elle avait hérité de sa propre mère, plus exactement, la demie-maison, sa sœur aînée ayant hérité de l’autre partie. Je voulais gagner ma vie, être indépendante, je travaillais comme hôtesse à Monaco et prenais des cours du soir pour apprendre à dessiner des habits.
Entretemps, Hervé Leclerc avait beaucoup tourné en F3, il était très rapide. Le manager du circuit de la Châtre croyait en lui et voulait le pousser à réussir, mais un autre coureur qui avait une plus grosse expérience que lui en karting, devint leur coureur officiel. Hervé fut terriblement déçu. Il continuait les entraînements et les courses, mais sa souffrance de ne pas avoir été choisi se transforma en obsession. Il s’installa chez sa maman, Monique, une très belle femme, qui avait refait sa vie près de Monaco avec Charles Manni, l’ami d’enfance de la mienne. Charles était pauvre, enfant, peut-être le seul pauvre de Monaco. Il avait fait fortune en fournissant des pièces mécaniques à l’industrie automobile, et avait construit son usine à Fontvieille, un quartier de la Principauté situé sous le zoo où un éléphant pleurait nuit et jour, et à deux pas du vieux port où mes parents et Charles avaient leurs voiliers.
Un matin, Hervé Leclerc, accompagné de son chagrin, vint me voir à Cap-d’Ail, m’offrit un chien, un Braque de Weimar, magnifique, et m’embrassa. Tous les jours, nous marchions main dans la main au bord de la mer. J’écoutais son obsession, sa déception, sa frustration.
Puis ce fut le mois de mai, le Grand Prix de Monaco arriva. La maison de Cap-d’Ail se remplit de jeunes pilotes de Formule 3 qui s'entraînaient à la Châtre avec mon frère Hervé, passionné également d’automobiles, qui, la nuit, au volant de la Talbot Sunbeam GTI noire de ma mère qui aurait préféré une voiture moins sportive, m’apprenait les trajectoires dans les chicanes du circuit et les talons-pointes, me tapant dans l’épaule que je ne devais pas conduire comme une fille, alors que mon statut de fille lui convenait très bien quand je nourrissais, chaque soir, ses copains affamés en leur cuisinant des immenses quiches et pissaladières, et aussi des gâteaux au chocolat que je ne faisais pas beaucoup cuire afin qu’ils soient coulant au centre.
C’est ainsi qu’entre les camions rouges Ferrari qui faisaient rêver mon frère Hervé, la camionnette J7 beige de Serge qui ne ressemblait en rien à ceux de la Scuderia, néanmoins Serge, en bon Italien, arrivait à mettre suffisamment d’étoiles dans ses yeux pour arriver à embrasser des filles dedans, les jeunes pilotes de F3, les espoirs déçus d’Hervé Leclerc, l’usine de pièce automobiles de Charles Manni, la cigarette de mon père dans les stands, les photos des rails du circuit que Vincent n’a jamais voulu donner, les dizaines de pâtes à tarte que je faisais suivant la recette de ma grand-mère, farine, levure de boulanger, eau et huile d’olive, mon chien qui me protégeait de ces nombreux mâles envahissants, toutes ces histoires de voiture qui tournaient en rond, m’ont fatiguée.
Je n’ai plus voulu embrasser Hervé Leclerc. Pourtant, il était drôle, gentil, tendre, mignon, déjà, je ne comprenais rien aux désirs des garçons, et je ne voulais pas tourner en rond avec sa frustration de comprendre qu’il ne sera jamais champion. J’ai quitté Hervé sur un rocher au bord de l’eau. Il a pleuré dans la mer. Ma mère a rendu à la sienne mon chien trop grand pour ma petite vie qui avait mal commencé, mais dont je n’avais jamais parlé. Ni à Hervé Leclerc, ni à ma mère, ni à ma meilleure amie, juste à mon grand chien à qui j’avais confié mon chagrin de petite fille bafouée qui ne pourra plus jamais avoir confiance aux hommes qui disaient l’aimer.
J’ai fui Monaco et je suis partie travailler à Saint-Tropez, j’ai trouvé un travail de serveuse dans un restaurant situé sur la plage de Pampelonne, à Ramatuelle, au Planteur. Le 18 août, comme il pleuvait, mon patron m’a donné mon jour de congé. J’ai fait du stop pour aller embrasser ma mère qui me manquait et qui passait l’été à Cap-D’ail, à 130 kilomètres. Un conducteur m’a pris et m’a violée dans sa voiture qu’il avait fermée à clef après avoir quitté la route du bord de mer pour s’éloigner dans la campagne.
De nouveau, je n’ai rien dit, les victimes se taisent, je me suis tue, perdue dans la honte de croire que c’était de ma faute, que tout ce qui m’arrivait était encore et toujours de ma faute. Alors j’ai fui à Paris pour me perdre encore plus et ne plus voir mes amis qui m’aimaient puisque je me haïssais. Mais chut, sans rien dire à personne. Personne ne devait savoir.
Une dizaine d’années plus tard, Hervé Leclerc s’est marié et a projeté son amour des voitures, sa volonté, son talent, ses désirs de F1, son humour, sa bonne humeur et sa gentillesse sur ses fils qu’il a initiés très tôt au karting. Le fantôme de la victoire de l'ancien coureur de karting, qui a lui coûté son destin de champion, y était certainement pour quelque chose. Très rapidement, Hervé Leclerc a pu admirer les victoires de ses fils qui n’arrêtaient pas de gagner et gravissaient tous les échelons, mais hélas, il n’a pas pu voir le destin de Charles, son deuxième enfant, qui a réalisé son rêve et celui de son père de devenir pilote de F1.
En effet, Hervé est mort le 20 juin 2017, et Charles a intégré l’équipe Sauber le 2 décembre 2017, avant de rejoindre l’année suivante l’écurie Ferrari et ces beaux camions rouges qui ont si longtemps fait rêver l’autre Hervé.
Mon ami Hervé Leclerc, papa de Charles, le jeune et talentueux pilote de F1
Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Charles Leclerc - Hervé Leclerc

Sylvie Bourgeois Harel - Club 55 - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois Harel - Club 55 - Plage de Pampelonne - Ramatuelle - Saint-Tropez

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Ma nouvelle La Nioulargue de mon papa fait partie de mon nouveau recueil qui paraîtra début avril 2024.

Pierre Bourgeois - 1926 - 1996

L'architecte Pierre Bourgeois à Besançon avec sa fille Sylvie

L'architecte Pierre Bourgeois à Besançon avec sa fille Sylvie

L'écrivain Sylvie Bourgeois Harel devant Alcyon durant les Voiles de Saint-Tropez - 2021

L'écrivain Sylvie Bourgeois Harel devant Alcyon durant les Voiles de Saint-Tropez - 2021

Sylvie Bourgeois - Août 1984 - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois - Août 1984 - Ramatuelle

Sylvie Bourgeois 1986 - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois 1986 - Saint-Tropez

Sylvie Bourgeois 1985

Sylvie Bourgeois 1985

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Hélène Bourgeois (née Onimus) 31 janvier 1926 - 7 juillet 1997 - Cap-d'Ail. Mon chien Sam et la chatte Pyramide

Hélène Bourgeois (née Onimus) 31 janvier 1926 - 7 juillet 1997 - Cap-d'Ail. Mon chien Sam et la chatte Pyramide

Ma mère aurait eu 95 ans aujourd’hui. Elle est morte à 70 ans d’un cancer du cardia. Elle est morte à la maison (dans laquelle elle est née), dans mes bras. J’en avais décidé ainsi. Il était hors de question qu’elle meure dans l’anonymat d’un hôpital. Elle m’a donnée la vie, je l’ai accompagnée aux portes de la mort. C’était mon devoir, mais aussi ma fierté et la continuité de mon amour. Jamais je n’aurais pu l’abandonner sans mes larmes sur ses joues, dans lesquelles se reflétait la lumière du Sud de ce 7 juillet, et qui ont, j'en suis sûre, illuminé le chemin qu'elle a pris pour se rendre dans cet autre ailleurs. Pour pouvoir rester à ses côtés, la soigner, la nourrir, la faire rire, j’ai réduit mon activité professionnelle, je faisais constamment des AR express à Paris (c’était encore agréable et facile de prendre l’avion avec la navette Paris-Nice, je sautais dedans au dernier moment… ). Je me suis beaucoup battue pour pouvoir la garder à la maison, ce qui était son souhait, et aussi le mien. Je me suis, entre autres, battue contre la clinique dans laquelle elle ne devait passer que deux jours afin qu’on lui pose deux cathéters pour les futures perfusions de morphine, et qui ne voulait plus me la rendre. Je me souviens des trois copropriétaires qui me disaient avec des trémolos dans la voix : « votre pauvre maman est bien malade, on va la garder ici », et moi de leur répondre : « ma pauvre maman, comme vous dites, n’est pas bien malade, elle est mourante et elle ne mourra pas chez vous, elle mourra à la maison, comme elle me l’a demandé, et dans mes bras, alors soit vous me la rendez, soit j’envoie demain ses deux ambulanciers qui l’adorent, la chercher et me la ramener, et je vous promets qu'ils ne repartiront pas sans elle ». Je ne remercierai jamais assez le professeur Jacques Belghiti, un grand chirurgien de l’hôpital Beaujon, doté d’une humanité exceptionnelle, qui m’avait annoncé que ma mère avait un cancer généralisé, qu’il n’y avait rien à faire excepté commencer très rapidement les anti-douleur, qu’elle allait mourir dans les quatre mois, et qu’elle ne voulait pas savoir qu’elle était condamnée. À distance, il m’apprenait l’avancée de sa maladie afin que je puisse anticiper chaque geste et chaque soin. Grâce à lui et aux soignants de l’hospitalisation à domicile, j’ai pu offrir à ma mère mon dernier cadeau d’amour. Un cadeau que je me suis fait aussi, un cadeau qui, aujourd’hui, est devenu ma force et ma paix. Au revoir maman, je t’aime maman.

 

Manoëlle Gaillard - En attendant que les beaux jours reviennent - Éditions Les Escales. Piper (Allemagne). Pocket (livre de poche)

En attendant que les beaux jours reviennent. Éditions Les Escales - Piper (Allemagne) - Pocket (livre de poche)

En attendant que les beaux jours reviennent. Éditions Les Escales - Piper (Allemagne) - Pocket (livre de poche)

Extrait En attendant que les beaux jours reviennent ( éditions Les Escales. Piper (Allemagne). Pocket (livre de poche)

En attendant que les beaux jours reviennent

En attendant que les beaux jours reviennent

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Normalement, tous les ans, on va passer Noël à Saint-Tropez, c’est là où ma maman est née au bord de la Méditerranée. C’est très joli et on se baigne dans la mer car ma maman, c’est une sirène dauphin qui sait très bien faire les crêpes. Mais cette année, on reste à Besançon parce que mon grand-père du côté de mon papa est malade, et ma maman ne veut pas laisser Henriette toute seule, même si elle a 50 ans. Henriette est grande et maigre, et ses parents sont morts quand elle avait 8 ans. Ses frères aînés, qui avaient déjà la majorité, ont dit au juge qu’ils allaient la garder et s’en occuper aussi bien que si elle était leur fille. Ils devaient avoir une drôle de notion de la famille car ils l’ont enfermée dans un placard, et ils ne la sortaient que pour lui faire faire le ménage et la violer. Ils habitaient une ferme dans le Haut-Doubs et là-bas, à part de la neige en hiver et des vaches en été, vous avez beau crier, personne ne vous entend. Le Haut-Doubs, c'est très beau, mais c'est très froid aussi. Et les paysans, c'est bien simple, ils mangent de la saucisse de Morteau avec du comté, puis ils vont se coucher à la même heure que leurs poules. Elles sont comme leurs bœufs, elles pondent leur lait très tôt.

Un jour, un de ses frères violeur est mort. Henriette, qui avait alors 45 ans, a réussi à s’échapper. Elle a couru très loin jusqu’à Pontarlier où elle s’est cachée derrière une poubelle remplie de papiers cadeaux et d’emballages de foie gras. C’était un 25 décembre, et tous ces restes de fête, ça lui a fait un peu comme un réveillon. C’est l’assistance des hôpitaux qui l’a trouvée. Elle était gelée, recroquevillée, à même pas savoir pleurer puisqu’elle n’avait jamais eu quelqu’un pour la consoler.

Quand elle s’est réchauffée, elle a commencé à venir jouer aux Dames chez mon grand-père qui était veuf. Pour la faire bénéficier de sa retraite de douanier, il l’a épousée. Mon papa n'était pas content alors qu’il est le premier à faire des bêtises, et avec des femmes qui ne sont même pas ma mère. Et quand ma maman l’apprend, elle lui crie dessus et le traite de Matou de Montrapon. Montrapon, c’est le quartier où l’on habite à Besançon. Puis elle découpe sa tête des photos de famille qui sont posées sur l’étagère à côté du téléphone, et elle accroche son pyjama avec une punaise sur la porte d’entrée qu’elle ferme à clé, comme ça, mon papa est obligé d’aller dormir à l’hôtel. Bien fait ! Si seulement il pouvait emmener mon frère aîné avec lui ! Le lendemain, il rentre tout penaud avec la même tête que mon chien quand il a fait une bêtise du genre tuer une poule. Ma maman attend trois jours, puis elle passe l’éponge car elle l’aime et lui aussi, et tout redevient comme avant, mon frère aîné recommence à m’embêter ou à m'enfermer. Faut dire, il est dans l’âge bête où à part de me demander de lui obéir, il ne fait rien de ses journées. Même mon chien ne peut plus le supporter.

Et puis un jour, je ne sais pas pourquoi, mais tout repart de plus belle. Les poules tuées, ma maman trompée, les photos découpées, les pyjamas punaisés, les portes fermées, mon papa à l'hôtel, mon frère aîné excité. Je vous jure, j’ai 8 ans comme Henriette dans son placard, et chez moi, aussi, la vie est compliquée. Chez mon grand-père nouveau marié, c’est très calme. J’y ai passé une semaine l’été dernier pour aller respirer l'air pur de la montagne parce que j’avais trop toussé durant l’année. Mon grand-père me couchait à 7 heures, encore plus tôt que les poules du Haut-Doubs alors que je ne ponds pas. J’entendais les enfants des voisins jouer dans la cour. J’avais envie de les retrouver, mais je ne disais rien parce que j’aime mon grand-père. La journée, il fabrique dans son établi des petites seilles en bois sur lesquelles il grave en italique Pontarlier, puis il les vend aux touristes de Oye-et-Pallet. Dedans, on peut y mettre ce que l’on veut, des trombones, des bonbons. Ma mamy y range son dentier sur sa table de nuit, mais ce n'est pas pratique car quand elle dort, mon chien le lui vole, et le matin, quand elle rit sans ses dents, on dirait qu’elle a 100 ans, je l'aime car c'est une grand-mère enfant qui s'amuse tout le temps.

Mais depuis un mois, mon grand-père est malade du cancer du sang à l’hôpital de Besançon, et peut-être même, m'a dit ma maman, qu’Henriette sera veuve de douanier sans pouvoir toucher à la retraite car ils ne sont pas mariés depuis assez longtemps, ce serait dommage car elle n'est pas encore habituée à être une dame de Pontarlier à dire bonjour aux commerçants. Hier, quand je suis rentrée sans frapper dans la chambre de mon grand-père, j’ai vu une infirmière qui lui plantait une aiguille dans le cœur, je ne veux pas qu’il meure.

J’ai déjà vu un mort. C’était une morte. La femme du parrain de mon frère idiot. Elle était allongée sur un canapé. On aurait dit une enfant. Quand le parrain m’a obligée d’aller l’embrasser, j’ai compris que la mort c’était aussi froid que le Haut-Doubs quand mes parents louent une ferme et qu'on se lave avec de l'eau glacée avant d'aller faire du ski de fond.

Ce soir, c’est Noël, et je ne veux pas que mon grand-père devienne gelé comme le lac de Saint-Point sur lequel je fais du patin avec juste mes bottes aux pieds, sinon Henriette sera obligée de retourner dans son placard, alors que, depuis un mois, elle ne tremble plus et ose enfin me parler. Mon Dieu, faites que mon vœu soit exaucé, et aussi que mon frère arrête de m'embêter. Mais quand j'ai levé les yeux au ciel pour regarder si Dieu m'écoutait, j'ai surtout vu mon papa qui, ayant entendu le téléphone sonner, descendait de l'escabeau où il avait accroché une étoile au sommet de notre immense sapin qui vient directement du Haut-Doubs où les sapins sont les plus hauts et les plus beaux du monde. C'était l’hôpital. Pour la première fois, j’ai vu mon papa pleurer.

Le lendemain, nous étions tellement tristes que ma maman m'a emmenée aux Founottes, c’est le quartier de Besançon où vivent entassées les familles défavorisées, et j’ai donné mon vélo bleu flambant neuf et mes jouets à des enfants nombreux qui vivaient dans une seule pièce. C'était sale et ça ne sentait pas bon, mais quand j'ai vu les sourires de tous ces petits de mon âge qui me disaient merci, je me suis sentie devenir grande et importante, et différente. J'étais le messie et je volais au paradis. J'avais chaud au coeur, et même les problèmes avec mon idiot frère aîné n'existaient plus. J’ai pensé à mon grand-père parti aux cieux, et à Henriette qui n'avait jamais eu de cadeau.

A l’école, quand les filles de ma classe m’ont demandé ce que j’avais eu à Noël, je leur ai répondu que j’avais offert à des pauvres mal habillés tous les jouets que j’avais reçus et aussi tous les anciens avec lesquels je ne m'amusais plus, et j’ai ajouté que, grâce à ma maman, j'avais appris que savoir donner était le plus beau des cadeaux.

Sylvie Bourgeois

Brèves enfances (recueil de 34 nouvelles)

Éditions au Diable Vauvert

 

 

Sylvie Bourgeois - Besançon

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Évelyne Bouix - Sylvie Bourgeois Harel - Librairie L'Ecume des Pages - Saint-Germain-des-Prés - Paris

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Sylvie Bourgeois enfant. École rue Fanart - 25000 Besançon

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Sylvie Bourgeois - Besançon

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